[Infoligue] Et si la crise était l’occasion pour le spectacle vivant de se réinventer ?
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 1 Juin 14:30:39 CEST 2015
Et si la crise était l’occasion pour le spectacle vivant de se réinventer ?
Publié par : LE MONDE
Le : 31.05.2015
Par Laurent Carpentier
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Dans la montagne au-dessus de Nice, sur les pentes ensoleillées de la
vallée où gronde la Roya, on peut entendre certains soirs un chant
s’élever d’une salle polyvalente, ou, poussant la porte d’une église
désacralisée, assister à un spectacle de danse. « Quand on a découvert
dans les textes officiels qu’on nous appelait “le public empêché”, parce
qu’on n’avait pas d’infrastructures culturelles, on s’est dit : “Eh
bien, désempêchons-nous !” », raconte Nathalie Masseglia, 40 ans, clown,
intermittente du spectacle et enfant du pays. « Au lieu de se plaindre
et de jouer les victimes, on a décidé de mutualiser nos efforts et notre
argent. »
C’était en 2013. Ils ont créé une Association pour le maintien des
alternatives en matière de culture et de création artistique (Amacca),
qui applique à la culture le principe des Amap (Association pour le
maintien d’une agriculture paysanne), ces associations qui mettent en
contact des consommateurs et un agriculteur par un système d’abonnement.
« Une communauté constitue un pot commun avec des contributions
(directes, mécénat, micromécénat), définit ses besoins et y trouve
collectivement des réponses », explique doctement le Marseillais Olivier
Lanoë, musicien de jazz et syndicaliste, qui a théorisé le principe et
mis en ligne un kit de démarrage pour tout amateur. « La marchandisation
pose des problèmes de cohésion sociale, on assiste à une fracture
culturelle des publics. Comme les Amap agricoles, les Amacca
représentent un changement de paradigme : la société civile qui
s’organise dans le champ de l’économie sociale et solidaire. »
Initiative locale
Dans les quelques villages de la Roya, ce cul-de-sac majestueux qui bute
sur la frontière italienne, on ne dit pas « le bouche-à-oreille », mais
« le bruit qui court ». Le principe est le même : 130 adhérents à 10
euros par an, 25 micromécènes et des spectacles « au prix coûtant » pour
traverser l’hiver. « On a un bénévolat de notre monde, les
intermittents. On vous monte un théâtre en une journée et demie »,
sourit Nathalie Masseglia. Aujourd’hui, le département leur donne
généreusement 500 euros.
Chez les « empêchés », la crise économique est une donnée de base. Elle
oblige à l’imagination, à l’initiative locale. Puisque l’Etat et les
collectivités commencent à serrer les cordons de la bourse, cette
expérience marginale donne à réfléchir : et si la crise était
l’opportunité pour le spectacle vivant de se réinventer, d’explorer de
nouvelles voies ? Déjà on voit ici et là les jeunes générations
impatientes remettre en cause le système. Et si, impudemment, on criait
: « Vive la crise » ?
Johanny Bert, 34 ans, a surpris tout le monde en annonçant qu’il
quitterait à la fin de l’année la direction du Fracas, le centre
dramatique national (CDN) de Montluçon, dans l’Allier. Ce n’est pas
qu’il n’aime pas le job : « Diriger un lieu, je pourrais ne faire que
ça, c’est passionnant. » Mais il ne s’y sentait pas à sa place. « Dans
un CDN, il faut en permanence regarder loin devant. Cela épuise le
moteur de création. J’ai envie d’avancer sur mes projets et, bien que le
lieu soit aussi conçu pour, j’ai l’impression de ne pouvoir le faire.
Aujourd’hui, je fais le choix du risque. C’est un peu l’inconnu là où je
vais… »
On ne s’en cache pas au ministère : « Il y a aujourd’hui une génération
de jeunes artistes qui ne s’imaginent pas à la tête d’un théâtre. »La
chute des budgets alloués par l’Etat au secteur du spectacle vivant n’y
est pas pour rien. « De dix points », dit-on du bout des lèvres. Et
lorsque le budget baisse, c’est la « marge artistique » – les recettes
fixes délestées du coût de fonctionnement –, celle qui correspond à la
création de spectacles, qui trinque. A Chambéry, le maire UMP a décidé
cet hiver de baisser de 20 % la dotation de la ville au théâtre, posant
du même coup la question du maintien de son label « scène nationale ».
« La crise des financements est le reflet d’une crise idéologique. Un
manque de culture politique sur ce que c’est que la culture », analyse
Bérénice Hamidi-Kim, maître de conférences en études théâtrales à
l’université Lyon-II. Elle qui, début avril, organisait un colloque
international intitulé « Troupes, collectifs, compagnies, enjeux
socio-esthétiques des modes d’organisation et de création dans le
spectacle vivant », raconte : « Les années Lang ont été splendides par
la démultiplication des justifications de financement. Il a pioché dans
les idées de Malraux – financer la culture parce que c’est élever
l’esprit – ; dans celles de 1968 – défense absolue de la figure du
créateur et de l’avant-garde ; et chez Jacques Duhamel, ministre des
affaires culturelles entre 1971 et 1973, pour qui économie et culture
étaient un même combat. Hélas, l’arme se retourne. Elle entraîne une
forme de fragilisation de ce monde. La crise rend nécessaire de se
réinventer. »
« Se sentir moins seuls »
Pour Johanny Bert, exit le lieu. Retour à la compagnie créée il y a
douze ans au Puy-en-Velay (Haute-Loire), sa ville natale, le Théâtre de
Romette. La compagnie, qui associe acteurs et marionnettes, a vécu tout
le parcours : dix ans sur les routes, troupe sans réseaux, paumée en
Auvergne, puis compagnie subventionnée, puis conventionnée, jusqu’à ce
CDN à Montluçon, où cinq des acteurs se sont implantés pour quatre ans.
« Je n’ai jamais été dans une stratégie ascensionnelle, dit le metteur
en scène. Je suis dans un cycle de projets qui viennent à chaque fois
d’une nécessité. La nécessité aujourd’hui de retrouver ma légitimité. »
Samuel Vittoz n’est pas comme Johanny Bert, le fils d’un charcutier et
d’une infirmière, mais un enfant de la balle, qui a fait le
Conservatoire, avec un grand C, celui d’où sortent les élites
théâtrales. Comme lui, néanmoins, il est allé défricher de nouvelles
voies : « Hors des agglomérations, c’est le désert des Tartares. » A
Villeréal, dans le Lot-et-Garonne, il y a sept ans, avec ses copains, il
a aménagé en salle de répétitions et de spectacle une grange qui
appartenait à ses parents et, dans la foulée, créé un mini-festival
alternatif sur le thème : « Vous connaissez le in, vous connaissez le
off, venez découvrir l’ailleurs. » Et ça marche. « On s’est longtemps
demandé si c’était notre proposition ou bien le village qui était
spécifique », rit-il. Il a eu la réponse en 2014, lorsqu’on est venu les
chercher pour exporter leur modèle à Villerville, en Basse-Normandie.
L’idée moteur est simple, partout la même : « S’associer pour se sentir
moins seuls face à la violence des institutions. » Après une discussion
avec un entrepreneur de BTP local, Samuel Vittoz a eu une idée : une
compagnie de compagnies. Un rêve qu’il caresse encore : « Vu que la
pratique théâtrale n’est pas rentable, l’idée serait de créer autour de
petites sociétés, de transport, de construction de décors, d’édition…
qui, elles, peuvent être rentables, dessinant ainsi un cercle vertueux :
le théâtre apporte du business et le business finance le théâtre »,
soupire cet ancien étudiant en philo.
Par temps de vaches maigres, l’imagination est toujours appelée à la
rescousse. A 33 ans, Thomas Jolly est artiste associé au Théâtre
national de Bretagne (TNB) à Rennes et au Théâtre national de Strasbourg
(TNS) – artiste associé, sous-entendu à la vie de la maison, mais aussi
à ses ressources. Sa compagnie, La Piccola Familia, est conventionnée
par la région Haute-Normandie, la ville de Rouen et le conseil général
de Seine-Maritime. En somme, il est bien loti pour un indépendant. De
quoi le pousser à aller plus loin.
Il y a cinq ans, il a décidé de monter Henry VI de Shakespeare : « Un
projet démesuré, pratiquement irréalisable. La pièce n’est jamais
montrée dans son intégralité, raconte-t-il, fier de son forfait. 21
acteurs pour 400 personnages. Seize heures en deux parties. On a dû
redoubler d’inventivité, que ce soit pour la création des costumes – on
a beaucoup travaillé avec Emmaüs – ou des décors. Et on l’a fait avec
des plannings de cinéma : mon budget ne me permettait que huit semaines
pour la première partie de huit heures. Du coup, les acteurs venaient à
des moments précis et repartaient lorsqu’on n’avait plus besoin d’eux. A
chaque fois, je devais monter une scène sur laquelle je savais que je ne
pourrais pas revenir plus tard. »
Tout ça a l’air de le mettre en joie, Thomas Jolly : « L’inconfort est
créatif. Demain, toutes les subventions pourraient être coupées que nous
ferions encore du théâtre. Comme l’eau d’une source, le théâtre trouve
toujours son chemin. Si après trois mille ans, et malgré le cinéma, cet
art archaïque est encore là, c’est qu’il y a une route. Il faut juste
trouver un chemin doux. »
Les crises qui poussent à questionner les systèmes en place, à ne pas se
contenter de ce qu’on a – puisqu’on ne l’a plus – ont toujours généré de
nouvelles approches théâtrales. C’est Bertolt Brecht ou Firmin Gémier,
l’inventeur en 1920 du Théâtre national populaire (TNP), dans
l’entre-deux-guerres ; c’est le Living Theatre des New-Yorkais Judith
Malina et Julian Beck, qui viendra en 1968 irradier de sa contre-culture
une jeunesse française découvrant les théories de Bourdieu sur l’art
comme mode de reproduction des élites.
« Une autre résistance »
Ce sont, dans la foulée, les nouvelles pratiques, collectives, d’un
Peter Brook aux Bouffes du Nord, ou d’une Ariane Mnouchkine à la
Cartoucherie de Vincennes, telles qu’on les retrouve aujourd’hui dans
cette jeune génération qui brandit la troupe en étendard. Les Possédés,
Liv collectiv, Les Lucioles, L’Avantage du doute, Les Chiens de Navarre,
In Vitro, Raoul collectif… Pour ne citer qu’eux parce qu’on les retrouve
ainsi rassemblés du 4 au 7 juin au Théâtre de la Bastille à Paris, pour
un grand raout de réflexion baptisé « Notre temps collectif ».
« Que notre génération refuse des lieux, ce n’est pas pour des raisons
budgétaires. C’est une autre résistance. Quand tu prends un lieu,
automatiquement tu deviens plus politique. Moi, je veux rester troupier
», revendique Jean-Christophe Meurisse, le meneur de jeu des Chiens de
Navarre. Le collectif comme remise en cause de la toute-puissance des
metteurs en scène-dramaturges des années 1990. « J’ai toujours combattu
le théâtre public, élitiste et chiant. Pour autant, je me méfie de
l’équation : moins on a d’argent, plus on a d’idées. Ça en arrangerait
bien certains… Tu ne fais pas du théâtre pour être riche, de toute façon. »
Pour Les Chiens de Navarre, la reconnaissance s’est faite marche à
marche, roche à roche. « J’ai toujours un rapport un peu colérique à
l’argent. On en a toujours manqué, on en manquera toujours. Les dix
acteurs et moi, c’est onze parts de droits d’auteur. Idem pour les
cachets. Tu ne peux pas être serveur dans un café douze heures par jour
et comédien le soir, ce n’est pas vrai », dit celui pour qui
l’intermittence reste une manne salvatrice que le monde entier nous envie.
Le collectif répond à plein de réalités différentes. Ici, c’est une
société coopérative ouvrière de production (SCOP) ; là, une association
loi 1901. Derrière, il y a le plus souvent le critère « un homme, une
voix » et la recherche d’un mode de production dans lequel diminuer la
dépendance à l’égard de la subvention. Ici, des tentatives de vie
communautaire, là un simple partage des ressources.
Samuel Achache était au Conservatoire national supérieur avec Samuel
Vittoz, l’homme de Villaréal ; et aussi avec Arthur Igual, qui comme lui
a suivi Sylvain Creuzevault en Lozère, s’y installant dans un travail
collectif ; et aussi avec Jeanne Candel, sa compagne, avec qui il a deux
petites filles et avec qui il a créé le collectif La Vie brève.
« Le collectif ? C’est devenu un bac à la Fnac, se marre-t-il. Comme en
musique, les labels indé qui appartiennent tous à des majors. Pour moi,
une illusion. Qu’est-ce que c’est qu’un collectif ? C’est une compagnie.
C’est être “en compagnie de” le temps d’un projet. Quand Jeanne fait
Robert Plankett, elle réunit une bande de copains qui sortent du
conservatoire. Ce sont des créations collectives, une manière de
travailler au plateau, mais pas d’organiser la vie. Jeanne se coltine
seule la production, l’administration. Tous sont payés à égalité. Cela
ne fait pas de nous un collectif. Je préfère l’idée de groupe, ce n’est
pas encore galvaudé comme terme. »
A Jeanne Candel, le ministère a fait des appels du pied pour qu’elle
candidate à la direction d’un CDN. Une femme ! Et chef de bande, encore
! Mais ceux-là non plus n’en veulent pas qui plaident pour «
l’impériosité et l’urgence ». « Le côté démesure chez Crezevault comme
chez Macaigne, c’est la question de la nécessité. Ma nécessité à moi,
c’est le travail avec la musique », explique Samuel Achache, qui sera à
Avignon cet été pour présenter La Fugue, une coproduction entre le
Festival et la Comédie de Valence, dont La Vie brève est artiste associé.
« On est nombreux à ne pas avoir attendu ce qu’on appelle la crise pour
se réorganiser », dit Christophe Floderer, directeur adjoint de la
Comédie de Valence, centre dramatique national. Un lieu de taille
modeste dans une ville de taille moyenne. Cinq millions d’euros de
budget, dont trois de subventions, 31 permanents et 57 « équivalents
temps plein » d’intermittents. A côté du directeur Richard Brunel, qui
entame son deuxième mandat, huit troupes qui se partagent ces moyens de
production : Les Hommes approximatifs, La Vie brève, Les Mains, les
pieds et la tête aussi… Un collectif de collectifs.
« Ce que fait cette génération depuis dix ans est une des choses les
plus intéressantes aujourd’hui internationalement, et ça, je ne suis pas
sûr que les tutelles le comprennent toujours bien… Ils voudraient qu’on
passe des conventions de trois ans avec les artistes associés. Ce n’est
plus comme cela que nous faisons. C’est beaucoup plus organique. On
finance les créations des uns par les succès des autres. L’échange et le
partage sont féconds. Mais c’est très empirique, raconte Christophe
Floderer, qui, avant de rejoindre Richard Brunel, œuvrait au Théâtre du
Soleil. L’urgence, c’est de sortir des comportements anciens. Pour
accroître la marge artistique, on a augmenté les recettes propres,
changeant notre statut pour permettre de développer le mécénat. » Et
d’ajouter : « Ce qu’on fait ici est très regardé par le ministère. »
Olivier Poubelle n’a pas son pareil pour mettre les pieds dans le plat.
C’est pourtant lui qui, patron des Bouffes du Nord, insistait il y a
quatre ans sur l’émergence des troupes comme manière de réinventer la
scène. Aujourd’hui, il se marre : « A partir du moment où ils en font
des colloques, le modèle est déjà périmé. » Le nouveau concept à suivre
selon lui ? Les fabriques : « C’est l’étape d’après : des espaces de
création de spectacles, pas de diffusion. La musique se finance par la
billetterie. Au théâtre, elle peut éventuellement financer le plateau,
pas les répétitions. Or il faut deux à trois mois pour créer une pièce.
Et un plateau par décor. »
La France lorgne vers les Flamands qui bénéficient de subventions
importantes par compagnie et mettent ces moyens en commun dans des
structures à géométrie variable, comme la Toneelhuis, l’ancien théâtre
municipal d’Anvers, devenue par la grâce de Guy Cassiers (nommé
directeur en 2006), une fabrique de création partagée par sept artistes
– de Sidi Larbi Cherkaoui ou Wayn Traub au début… à Ivo van Hove et
Benjamin Verdonck aujourd’hui.
Au ministère, on réfléchit à un statut de compagnie qui soit mieux doté.
Avec 400 000 euros au lieu des 20 000 à 40 000 euros alloués en moyenne.
Certes, ce n’est censé concerner qu’une vingtaine de compagnies,
néanmoins : où trouver l’argent ? C’est la crise, non ? « Ce n’est pas
infaisable, on vise l’horizon 2016, sourit une source discrète. Parce
qu’on ne peut pas se satisfaire d’un système où les plus grandes
aventures théâtrales ne sont pas soutenues comme elles devraient l’être. »
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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