[Infoligue] Les pratiques culturelles « populaires », bien vivantes mais invisibles
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 5 Déc 11:31:55 CET 2016
Les pratiques culturelles « populaires », bien vivantes mais invisibles
Publié par :
https://theconversation.com/les-pratiques-culturelles-populaires-bien-vivantes-mais-invisibles-68888
Le : 23 novembre 2016
Auteur : Fabrice Raffin - Maître de Conférence à l'Université de
Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde,
Université de Picardie Jules Verne
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Dans le rejet actuel du politique, tel qu’il apparaît aux dernières
élections dans les votes extrémistes ou l’abstention, les classes «
populaires » expriment un sentiment de domination et d’impuissance qui
concerne aussi les politiques culturelles. Ceux que l’on appelle les «
acteurs culturels » ont l’impression de représenter l’intérêt culturel
des populations, ce qui n’est pas le cas.
En réalité, les pratiques culturelles prises en compte par les
politiques publiques de la culture sont principalement portées par ceux
qui peuvent se faire entendre, le plus souvent les classes moyennes
supérieures. Elles ont bien sûr raison de le faire, tout comme il faut
affirmer ici l’intérêt d’un soutien à l’art et reconnaître la qualité du
travail des « professionnels de la culture ». Cependant, bien souvent,
sous couvert « d’universalisme », ces acteurs définissent eux-mêmes une
« bonne culture » qui est en fait la leur. En luttant contre une forme
d’élitisme culturel, ils en reconstruisent une autre, sans toujours en
avoir conscience.
Une foule de pratiques ignorées
Il existe pourtant toute une gamme de pratiques culturelles majoritaires
ancrées dans les populations : les fanfares, les musiques « métal », le
clubbing, le hip-hop dans ses versions populaires et ses dérivés dansés
et graphiques dans la rue, les jeux vidéo et le cosplay ou encore la
musique country et le madison des mondes ruraux, le chant choral, le
cirque et les théâtres populaires ou le slam, sans oublier la BD et les
comics, le cinéma sur grand écran, à la télévision ou sur Internet.
Bref, les cultures banales mais essentielles de millions de personnes,
une culture populaire aux formes sans cesse renouvelées que le
sociologue Richard Hoggart analysait déjà en 1957 dans « La culture du
pauvre ».
Qu’est-ce qui est digne d’intérêt culturel ? Cette question n’est jamais
réellement posée tant la valeur des formes de culture « à soutenir » et
à diffuser au « grand public » semble aller de soi. Cette valeur
implicite définit d’ailleurs la logique de démocratisation culturelle
depuis 1959 qui prétend diffuser les œuvres majeures de l’humanité,
légitimées par l’histoire de l’art, une histoire faite principalement
par les choix des experts (historiens, critiques, etc.), de classes
supérieures.
La culture pour quoi faire ?
Ce décalage entre les pratiques culturelles très variées des populations
et l’offre publique soulève une autre question implicite : la culture
pour quoi faire ? Le politique répond aujourd’hui de deux manières. En
premier lieu, la logique de « démocratisation culturelle » – portée
notamment par le ministère de la culture et les professionnels – renvoie
à des valeurs sacrées, à l’intemporalité, à l’universalité des « œuvres
majeures de l’humanité ». Son leitmotiv est le « supplément d’âme »,
c'est-à-dire la culture considérée à la fois comme expression de dignité
et de liberté (selon la formule d'Henri Bergson). Cette logique conduit
à soutenir principalement des formes artistiques loin des préoccupations
quotidiennes des populations, dont les pratiques culturelles sont le
plus souvent indexées sur des contextes et l’actualité.
En deuxième lieu, une autre politique dite de « démocratie culturelle »
est sensée reconnaître la diversité des formes culturelles mais se
présente plutôt comme une appropriation par les professionnels et leurs
publics de pratiques de terrain et l’entrée de ces pratiques dans les
mondes de l’art par leur professionnalisation. Un processus «
d’artistisation » dont témoigne l’usage quasi systématique du terme «
d’art » à leur endroit : art du cirque, art de la rue, 7ème art pour la
BD, la danse hip-hop étant passée pour sa part du côté de la danse
contemporaine et les graphs et tags qualifiés d’art urbain. Si ce
renforcement artistique de pratiques « indigènes » est positif, les sens
initiaux des pratiques populaires restent largement ignorés par les
acteurs des politiques culturelles ; ils n’ont pas disparu pour autant.
Ce processus est vécu par les pratiquants et les publics de ces formes
culturelles comme une dépossession. Pour être financées, les formes
culturelles soutenues par les politiques publiques doivent respecter une
qualité artistique parfois en contradiction profonde avec leur sens
initial, une forme d’institutionnalisation et de nouvel académisme,
toujours indexé sur l’histoire de l’art et ses professionnels.
L’instrumentalisation de la culture
D’un autre côté, le politique répond à la question de l’utilité de la
culture d’une manière plus instrumentale. Dans cette perspective comme
l’écrivait Philippe Chaudoir, une triple injonction est faite à la
culture : développer les territoires (et surtout économiquement),
communiquer afin notamment de se positionner par rapport à d’autres
territoires (attractivité, captation des populations), construire
(reconstruire ? maintenir ?) de la « cohésion sociale ». Ces
orientations sont soutenues principalement par les collectivités
territoriales et sont simultanées aux processus de décentralisation et
d’affaiblissement relatif de l’État depuis les années 1980.
Ces politiques culturelles locales ont pu conduire au soutien de formes
artistiques moins « établies », en termes de qualité au sens
précédemment évoqué. Néanmoins, toujours portées par des professionnels
qui ont trouvé là une manne financière, les formes de diffusions, à de
rares exceptions, relèvent de la même logique d’imposition extérieure à
des « habitants » caractérisés surtout par leur pauvreté culturelle.
Les recherches que je mène sur les pratiques culturelles depuis plus de
20 ans montrent cependant que pour des millions de personnes la culture
est quelque chose à la fois de plus essentiel et de plus simple. D’une
part, la culture ne se réduit pas à l’art. D’autre part, elle existe en
dehors de toute institution. Enfin, il n’existe pas de groupe social qui
ne développe ses propres pratiques. De tous ces points de vue la culture
emprunte des sens et des chemins plus prosaïques.
Dans un livre de 2004, Bernard Lahire parlait de l’étonnement général de
ceux qui apprennent que le philosophe L. Wittgenstein était fan de
romans policiers et de films hollywoodiens « grand public. Cet
étonnement s’explique par les logiques identitaires et de distinction
sociale de la culture mise au jour depuis les travaux de Pierre Bourdieu
dans les années 1960. Cependant, les pratiques culturelles peuvent
vouloir dire bien d’autres choses pour les publics comme pour ceux qui
s’y adonnent.
Les sens culturels ne se construisent pas nécessairement dans le sacré,
l’intemporel, l’universel. Ils se construisent au contraire
majoritairement dans la proximité et la quotidienneté, par rapport au
parcours des individus : mon groupe social ou générationnel, ma région
ou ma ville, telles questions ou tel problème qui me préoccupent
aujourd’hui.
La culture pour s’amuser
Les usages sociaux de la culture sont multiples : de la simple
poétisation du quotidien à l’animation d’une soirée, jusqu’aux propos
esthétiques les plus élaborés. Les productions esthétiques – morceau de
musique, film, spectacle vivant, danse – jouissent chaque fois d’un
statut particulier pour leurs publics, rarement le même : esthétique
toujours, mais également, alternativement ou simultanément, festif,
ludique, économique, politique, éducatif, religieux, urbain…
Une dimension esthétique « sans prétention », qui peut créer l’événement
ou rester très ordinaire et revêtir des sens plus ou moins nobles ou
frivoles, voire totalement légers, en lien avec un quotidien. Alors que
Malraux affirmait que « si la culture existe ce n’est pas pour que les
gens s’amusent », il semble au contraire que cette dimension d’animation
soit l’un des sens culturels les plus partagés par la majorité des
praticiens et publics : écouter de la musique dans sa chambre ou danser
toute la nuit (clubbing), égayer un repas ou le poétiser (en chantant,
avec une fanfare), sans compter les carnavals qui viennent rythmer
annuellement la créativité de tant de régions en Europe.
Ce sont bel et bien là des sociabilités culturelles : le fameux lien
social tant recherché par le politique est là, sous nos yeux, en une
multitude de moments grands et petits, publics ou privés. Encore faut-il
savoir le reconnaître pour ce qu’il est, loin de la grandiloquence d’une
politique culturelle de cohésion nationale, de développement territorial
ou de rayonnement de la France.
Une infinité de sens
Une pratique culturelle n’a jamais un sens univoque, même si l’un ou
l’autre apparaît saillant. Autour d’un enjeu esthétique (qui caractérise
sa dimension culturelle, soit un intérêt pour le beau, le sensuel),
cette pratique prend des sens simultanés. Si un intérêt d’animation
apparaît souvent dans les pratiques culturelles de nos contemporains,
d’autres sens peuvent y être associés.
Il peut s’agir d’un sens politique : dénoncer un problème social qui me
concerne dans un morceau de rap par exemple, lorsqu’il s’agit de prendre
part à un débat public. Mais ce même morceau peut avoir un sens
économique pour celui qui le crée, lorsqu’il essaye d’en faire commerce,
ce qui n’est pas contradictoire pour son auteur. D’autres sens relèvent
d’une dimension plus identitaire : il s’agit alors dire qui je suis.
Plus généralement, la diversité des finalités de la culture n’a de
limite que l’imagination de ses protagonistes et l’on notera ainsi une
potentielle mutiplicité de sens, à l’infini : du politique à
l’économique donc, mais parfois aussi, du religieux, de l’urbain, de
l’éducatif, du festif, selon des combinaisons sans cesse renouvelées.
Des pratiques sans cesse réinventées
Par dessus tout, ces pratiques culturelles se passent très bien des
professionnels et des pouvoirs publics. Elles prennent des formes
toujours nouvelles et sont toujours en lien avec l’identité de ceux qui
les expriment. Ainsi, ces pratiques culturelles sont appropriées par
ceux qui les portent, inscrites de manière cohérente dans un style de
vie et des rythmes quotidiens. Nous sommes loin de la culture prescrite
par l’offre publique (principalement de l’art), voire imposée (à l’école
notamment) et finalement subie.
Il ne s’agit pas de dire ici que tout se vaut en matière culturelle. Il
s’agit au contraire d’affirmer que rien ne peut se valoir à partir du
moment où l’on reconnaît la diversité des sens des pratiques
culturelles. Le modèle culturel des « professionnels de la culture »
impose un usage social dominant de la culture, mais il en existe une
infinité d’autres, qui sont chaque jour réinventés par la diversité des
groupes sociaux.
Il convient naturellement de continuer à soutenir les formes de la
grandeur artistique de demain. Poursuivre une instrumentalisation
culturelle bénéfique pour les territoires pourquoi pas, mais surtout,
reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité
des populations : une politique de reconnaissance culturelle est une
urgence démocratique.
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
Mel : denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
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