[Laicite-info] Identité nationale : pour une laïcité de sang-froid, par Jean Baubérot

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 22 Déc 11:03:55 CET 2009




Identité nationale : pour une laïcité de sang-froid, par Jean Baubérot

Publié par : LE MONDE 
Le :  21.12.09 

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La représentation de l'identité française est sous-jacente dans beaucoup
de débats politiques. En soi, poser la question n'est pas incongru. Mais
Nicolas Sarkozy la traite uniquement sous l'angle de l'islam, réduit à
une religion d'immigrés récents, ce qui est faux.

Le président a mis la laïcité au centre de nouveaux problèmes. En fait,
depuis plusieurs siècles, la question politico-religieuse se trouve au
coeur de l'identité française. Avec l'édit de Nantes (1598), la France
dissocie citoyenneté et appartenance religieuse. En révoquant cet édit
(1685), elle réunifie au contraire appartenance nationale et religion.
Le "conflit des deux France", qui se prolonge au XIXe siècle, met aux
prises deux représentations de l'identité nationale : l'une qui conçoit
la France comme la "fille aînée de l'Eglise (catholique)", et l'autre
pour qui son identité ne comporte pas de dimension religieuse ; elle est
fondée sur la Déclaration de 1789.




Sept régimes différents se succèdent alors. Cette instabilité est due au
dilemme monarchie/République lié aux deux représentations divergentes de
la France. Mais ce dissensus ne disparaît pas avec le ralliement des
catholiques à la République (1892) : désormais, on oppose la "République
des honnêtes gens" à celle des minorités "factieuses" juive,
franc-maçonne, protestante. La Croix adopte le drapeau tricolore, mais y
fait figurer l'effigie du Sacré-Coeur. L'affaire Dreyfus s'inscrit dans
ce contexte. Ensuite, certains républicains cherchent une "laïcité
intégrale", qui vise le dépérissement de la religion elle-même. En 1902,
le politologue Anatole Leroy-Beaulieu montre, dans son ouvrage : Les
Doctrines de haine, l'antisémitisme, l'antiprotestantisme,
l'anticléricalisme, comment, des deux côtés, on refuse le statut de
"vrai Français" à ses adversaires.

Pourtant, si les haines de la droite nationaliste sont assumées, la
transformation de l'anticléricalisme en doctrine de haine est contraire
à l'idéal républicain. Clemenceau le proclame à la tribune du Sénat :
"Je repousse l'omnipotence de l'Etat laïque parce que j'y vois une
tyrannie. Pour combattre la congrégation, nous faisons de la France une
immense congrégation." Et Aristide Briand prône une laïcité "de
sang-froid".

Ces propos montrent la double rupture que représente la loi de 1905 :
rupture envers toute conception où l'identité politique de la France
aurait une dimension religieuse ; rupture avec la visée de la "laïcité
intégrale" et du gallicanisme d'Etat, qui est plus une religion civile
qu'une laïcité. Séparée de la sphère politique, la religion devient un
libre aspect de la société civile.

Cet aspect dialectique n'a pas été assumé. Cela arrangeait les deux
camps de présenter la loi de 1905 comme une "loi de combat" : du côté
catholique, on pouvait ainsi se prétendre "persécuté" et, du côté
anticlérical, laisser croire que la victoire était complète. Cependant
la (relative) Union sacrée de 1914 aurait été impossible en 1904 et, en
1946, la République est devenue constitutionnellement "laïque", alors
que la gauche et le MRP démocrate-chrétien se partageaient le pouvoir.

La représentation de l'identité nationale devenait-elle consensuelle ?
Non, car les laïques militants estimaient toujours que "deux jeunesses"
apprenaient, dans "deux écoles" (la publique et la privée), deux visions
différentes de la France. En 1965, le dirigeant laïque Jean Cornec
écrivait que la loi Debré (1959) c'était "Vichy sous de Gaulle", et la
pétition contre cette loi avait recueilli plus de 10 millions de
signatures. La laïcité, invoquée essentiellement sur cette question,
restait le marqueur d'une identité de gauche. Pourtant, quand celle-ci,
parvenue au pouvoir, a voulu intégrer l'école privée sous contrat dans
un grand service laïque de l'éducation nationale (1982-1984), l'opinion
publique n'a pas suivi. Après Vatican II, il n'était plus crédible de
penser que les "deux écoles" enseignaient deux France différentes. Si,
comme dans toutes les sociétés démocratiques, des tensions existent
toujours, le conflit des deux France a pris fin.

A partir de 1989, une autre laïcité s'emboîte sur celle du conflit des
deux France. Elle n'a pas la même historicité, et s'enracine dans
l'histoire de "l'Empire colonial" et de la décolonisation. Elle ne
relève pas de la même géopolitique, car elle n'est plus liée à un
conflit hexagonal, mais à la peur d'une mondialisation "anglo-saxonne",
des flux migratoires et de l'islamisme politique transnational. Sa
construction sociale est différente : quinze ans d'"affaires" de foulard
très médiatisées ont précédé la loi "de laïcité" de 2004.

Les forces politiques ne sont plus les mêmes : en 2003, le rapport
Baroin affirme que la laïcité est devenue une valeur de droite. Elle est
donc un nouvel enjeu politique, non plus dans l'opposition
gauche-droite, mais comme instrument d'une surenchère où l'on vise à
faire paraître son adversaire comme moins laïque que soi-même.

La laïcité est devenue une représentation consensuelle de l'identité
nationale, mais sa vision dominante se lie à une identité frileuse, où
la République se croit fragile, menacée. Et alors qu'en 1905 Briand
demandait à la France de rejoindre les pays où "l'Etat est réellement
laïque" (il en citait une bonne dizaine), en 1989 surgit le thème
nouveau de la "laïcité exception française" que les "étrangers ne
pourraient pas comprendre" ! En fait, tous les "anciens Français" - y
compris en Alsace-Moselle, où les lois fondatrices de la laïcité
française (loi Ferry sur l'école publique, loi de séparation) ne
s'appliquent pas - sont considérés par essence comme laïques, tandis que
les "nouveaux Français" (les descendants d'immigrés) devraient prouver
qu'ils le sont.

Certains d'entre eux, d'ailleurs, s'inscrivant dans la surenchère
laïque, deviennent des alibis pour prôner une laïcité intégrale d'un
nouveau type, puisqu'elle ne s'applique qu'à une partie de la
population. Au même moment, le président de la République, au nom d'une
"laïcité positive", veut "valoriser les racines essentiellement
chrétiennes" de la France. Cela signifie remettre, sous couvert de
patrimonialisation, une certaine dimension religieuse dans l'identité
politique française. Nous nous trouvons donc dans une dialectique
inverse de celle de 1905. Malheureusement, pour le moment, aucune force
politique ne nous propose une laïcité "de sang-froid".



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Jean Baubérot est titulaire de la chaire histoire et sociologie de la
laïcité à l'Ecole pratique des hautes études.



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Denis Lebioda
Ligue de l'enseignement - Chargé de mission Alpes du Sud
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