[Laicite-info] A quelle laïcité se vouer en France ?

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Ven 10 Jan 11:53:51 CET 2014


A quelle laïcité se vouer en France ?

Publié par : LE MONDE CULTURE ET IDEES
Le : 09.01.2014
Par Stéphanie Le Bars


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Au nom de la « laïcité », un tribunal a récemment contraint 
l'administration pénitentiaire à servir des repas halal à des détenus 
musulmans. Au nom de la « laïcité », une école a, il y a un an, envisagé 
de priver les enfants de Père Noël lors de la fête de fin d'année. Au 
nom de la « laïcité », une fonctionnaire territoriale protestante a été 
sanctionnée pour avoir distribué des calendriers portant le logo de son 
Eglise. Au nom de la « laïcité », des mères voilées sont régulièrement 
interdites de sorties scolaires avec leurs enfants. Et c'est encore au 
nom de la « laïcité » que les responsables politiques de droite et de 
gauche s'empoignent depuis des années sans désemparer, concoctant 
propositions de loi, rapports et contre-feux pour faire pièce aux 
atteintes supposées à cette notion érigée en quatrième pilier de la 
République française, après (ou avec) la liberté, l'égalité et la 
fraternité.

Au fil des débats, ce « concept valise », selon l'expression de 
Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité, a 
d'ailleurs suscité une inflation grammaticale remarquable : la laïcité a 
été tour à tour « positive », « restrictive », « falsifiée », « 
exigeante », « à la française », « de combat », « d'intégration », « 
stricte », « apaisée », ou encore « républicaine ». Cet enrichissement 
suspect est pour beaucoup la preuve que plus personne ne sait très bien 
en quoi consiste le « principe de laïcité », qui s'est forgé au fil des 
siècles en France. Même dans les esprits les mieux disposés à défendre 
ce principe, une confusion s'est installée progressivement entre 
diverses notions : laïcité, neutralité religieuse, séparation des 
Eglises et de l'Etat, défense de l'égalité hommes-femmes et de la mixité.

Un détour par l'Histoire s'impose donc, pour mieux cerner l'idée « 
révolutionnaire » qui forgea peu à peu le principe de laïcité et pour 
décrypter les malentendus ou les détournements dont il fait aujourd'hui 
l'objet. Le terme lui-même a évolué au fil du temps. Construit sur le 
vocable grec laos (« peuple ») au XIIIe siècle, le terme « laïc » 
entendait alors séparer les clercs, ceux qui administrent les 
sacrements, des croyants qui les reçoivent. Au début du XIXe siècle, la 
notion s'élargit et vient qualifier tout ce qui est extérieur au monde 
religieux, incluant les univers de pensée détachés de la loi divine.

CHANGEMENT DE MODÈLE

« La laïcité, c'est la rupture avec l'ordre transcendantal », résume 
Philippe Portier, directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités à 
l'Ecole pratique des hautes études (EPHE). Cette approche reprend une 
idée en germe dans les principes révolutionnaires de 1789 et la 
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui mettent l'accent 
sur la souveraineté de la nation et du citoyen, croyant ou non. Mais, 
dans une société marquée par l'hégémonie séculaire de l'Eglise 
catholique, ce changement de modèle prendra plusieurs décennies pour 
s'imposer.

Dans les années 1820-1830, la nécessité d'une stricte séparation entre 
l'Etat et les Eglises ? une spécificité française ? fait son chemin. Il 
faudra toutefois attendre Ferdinand Buisson et son Dictionnaire de 
pédagogie, publié en 1887, pour avoir une définition formalisée de la 
laïcité. Le futur président de la commission parlementaire qui rédigera 
le texte de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat en 1905 
définit la laïcité comme l'indépendance de l'Etat par rapport aux 
religions et à toute conception théologique, l'égalité des citoyens 
quelles que soient leurs croyances, et la liberté de tous les cultes. « 
Ces idées induisaient l'autonomie du sujet et la neutralité de la 
puissance publique à l'égard des religions », précise le sociologue Jean 
Baubérot, auteur de La Laïcité falsifiée (La Découverte, 2012).

Si, après Ferdinand Buisson, l'on devait retenir quelques-unes des 
nombreuses définitions auxquelles se sont essayés responsables 
politiques et intellectuels, on pourrait choisir celle, philosophique, 
de Régis Debray, qui, en 2003, dans son rapport sur l'enseignement du 
fait religieux à l'école laïque, expliquait : « La laïcité n'est pas une 
option spirituelle parmi d'autres, elle est ce qui rend possible leur 
coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir 
le pas sur ce qui les sépare en fait. »

M. Baubérot ajoute : « La laïcité ne s'attaque pas aux religions mais au 
cléricalisme comme prétention à exercer le pouvoir. Parallèlement, le 
processus de sécularisation a permis que les croyances soient 
individualisées, non qu'elles disparaissent complètement. » De son côté, 
Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat, régulièrement appelé 
à trancher dans ce domaine, rappelle : « La laïcité n'est pas la 
négation du fait religieux ou son ignorance par la puissance publique, 
mais le respect des opinions religieuses. C'est l'exigence de neutralité 
religieuse des services publics, mais cela n'a jamais été un athéisme 
d'Etat. » Gardien du temple, le Conseil constitutionnel a récemment 
livré sa propre définition condensée de la laïcité à la française : « 
Neutralité de l'Etat, non-reconnaissance des cultes, respect de toutes 
les croyances, égalité de tous les citoyens devant la loi sans 
distinction de religion, garantie du libre exercice du culte et le fait 
que la République ne salarie aucun culte. »

LA FRANCE NE DEVIENT LAÏQUE QU'EN 1946

En dépit de fortes oppositions, cette conception s'est forgée lors des 
discussions préalables à l'adoption de la loi, en 1905. Faut-il rappeler 
que cette loi fondatrice n'emploie pas le mot « laïcité », mais qu'elle 
organise juridiquement et politiquement les relations entre l'Etat et 
les cultes concordataires ? catholicisme, protestantisme et judaïsme ? 
Et que la France ne devient constitutionnellement laïque qu'en 1946 ? La 
loi de 1905 sonne la fin des crucifix dans l'« espace public » : elle 
interdit en effet « d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème 
religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que 
ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des monuments 
funéraires ». Au fil du XXe siècle, l'absence totale de signes religieux 
dans les services publics, l'accueil indifférencié des usagers, quelle 
que soit leur confession, s'imposent comme les marques les plus 
évidentes de cette nouvelle neutralité.

Mais au-delà de ces réserves fondatrices, c'est bien la vision 
d'Aristide Briand, rapporteur de la loi, qui l'emporte. Ce partisan de 
la liberté de conscience et de culte, défenseur de l'expression sociale 
du fait religieux, s'impose sur ceux qui tiennent à cantonner la 
religion dans l'espace privé, comme le président du Conseil, Emile 
Combes. « Pour Aristide Briand, explique le chercheur Philippe Portier, 
la rue était conçue comme un prolongement de la sphère privée : elle ne 
devait pas être aseptisée. Quand Emile Combes propose d'interdire le 
port d'habits religieux dans la rue ou les processions religieuses, 
Briand estime qu'il s'agit d'une atteinte à la liberté de conscience. 
Lui défend surtout la séparation ? plus forte que dans d'autres pays ? 
entre l'ordre de l'Etat, qui est la Raison incarnée, et la croyance. 
D'où l'interdiction de signes religieux pour les personnels de l'Etat. » 
Ni plus ni moins, aurait-on envie de dire aujourd'hui.

Car, pour la plupart des spécialistes, c'est bien cette notion de « 
neutralité » de l'Etat à l'égard des religions qui, instrumentalisée ou 
réellement incomprise, suscite depuis quelques années la plus grande 
confusion. « Aujourd'hui, on se retrouve face à de nombreux combistes 
qui ont tendance à confondre ordre de l'Etat et espace public, juge 
Philippe Portier. Vouloir neutraliser les rues, les commerces, les 
associations, ce n'est pas la laïcité originelle. En 1905, la rue 
prolongeait l'espace privé. En 2013, il y a la tentation que la rue 
prolonge l'espace d'Etat. » « Depuis vingt-cinq ans, des responsables 
politiques semblent vouloir élargir la neutralité de la puissance 
publique au citoyen, renchérit Jean Baubérot. Si les républicains de 
1905 ont pu être libéraux sur ces questions, c'est parce qu'ils avaient 
confiance en la République. Aujourd'hui, cette confiance semble avoir 
disparu. »

L'ISLAM EN LIGNE DE MIRE

Avec en ligne de mire principale l'islam, les uns, comme Marine Le Pen, 
souhaitent, au nom d'une laïcité réinventée, interdire « le voile et la 
kippa dans la rue ». D'autres, à l'instar d'une sénatrice du Parti 
radical de gauche, Françoise Laborde, proposent d'interdire le port du 
voile aux femmes qui gardent des enfants à domicile. Dans la foulée, un 
député UMP, Eric Ciotti, défend une proposition de loi visant à prohiber 
tout port de signe religieux dans les entreprises privées? Sans 
s'inquiéter de savoir si la société fait face à un trouble à l'ordre 
public, à un prosélytisme actif ou à une atteinte à la sécurité ? 
critères généralement admis pour limiter l'expression de la liberté de 
religion.

Régulièrement, les responsables religieux s'inquiètent de ce climat, 
dénonçant une « laïcité radicale », à l'instar de Joël Mergui, président 
du Consistoire israélite de France. Le nouveau président de la 
Conférence des évêques de France n'a pas dit autre chose à François 
Hollande le 7 octobre : Mgr Georges Pontier a mis en garde contre « le 
glissement d'une laïcité de l'Etat à un désir de laïciser la société et 
de ne laisser comme espace à la dimension de la foi que la vie privée ». 
Le philosophe Jean-Marc Ferry, auteur des Lumières de la religion 
(Bayard, 2013), dénonce, lui, « l'excommunication politique du 
religieux, une séparation qui devient malheureusement une amputation ».

L'attachement de certains à la neutralité religieuse intégrale a 
indéniablement pris racine avec l'installation de l'islam comme deuxième 
religion en France. Des pratiques vestimentaires ou alimentaires qui 
débordent dans la vie en société sont venues bousculer une société 
largement sécularisée, quoique toujours culturellement marquée par le 
christianisme. Cette nouvelle donne provoque des débats récurrents sur 
l'interdiction du port du foulard islamique, qui concentre toutes les 
crispations.

Dans son rapport de 2003 « Pour une nouvelle laïcité », remis au premier 
ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin, le député (UMP) François 
Baroin, alors vice-président de l'Assemblée nationale, plaidait pour « 
une clarification » de ces questions et résumait parfaitement l'enjeu « 
culturel » que recouvre désormais pour certains le respect de la 
laïcité. « Les républicains doivent être prêts à assumer les 
conséquences du fait que certains comportements, qui sont admis dans 
d'autres pays ou d'autres cultures, n'ont pas leur place en France et 
doivent donc être désapprouvés et dans certains cas combattus. »

« CATHO-LAÏCITÉ »

Jean Baubérot voit dans ce rapport un tournant. « La nouvelle laïcité , 
marqueur culturel de l'identité française, se transforme en 
catho-laïcité », estime-t-il. Pour Jean Glavany, spécialiste du sujet au 
Parti socialiste, l'affaire est entendue : « Pour une majeure partie de 
la droite française, défendre la laïcité aujourd'hui n'est ni plus ni 
moins que protéger les racines chrétiennes de la France contre la menace 
musulmane. » « Cette volonté d'instaurer une laïcité de surveillance est 
en grande partie liée à la panique morale qui, depuis une trentaine 
d'années, s'est emparée de la société face à un risque de dissolution 
d'elle-même et de ses repères moraux ou culturels », analyse, de son 
côté, le chercheur Philippe Portier.

Cette conception radicale de la laïcité se heurte régulièrement au droit 
et aux positions du Conseil d'Etat. « Depuis la fin du XIXe siècle, le 
Conseil d'Etat est sur une ligne dont il n'a pas dévié, explique M. 
Sauvé. Sa boussole est : la liberté est la règle, la restriction 
l'exception. » D'où ses réserves sur la loi de 2010 contre la 
dissimulation du visage dans l'espace public. De fait, le Conseil d'Etat 
rend régulièrement des avis plutôt favorables à l'exercice du culte. Et 
les tentatives pour limiter l'abattage rituel ou interdire le port de 
signes religieux au-delà des services publics ont pour l'heure échoué.

M. Portier voit, dans cette jurisprudence, une continuité et une 
fidélité à « l'esprit de Briand », marqué par la défense de la liberté 
de conscience et de culte. « En matière de financement, la loi de 1905 
elle-même a prévu les premiers accommodements. Ils ont été complétés dès 
les années 1920. A partir des années 1950, on constate même une plus 
grande reconnaissance du fait religieux dans l'espace social. La loi 
Debré, en 1959, la manifeste en faisant de l'école privée un élément du 
système éducatif. On peut aussi citer l'instauration de l'objection de 
conscience pour motif religieux, la prise en compte des fêtes 
religieuses pour les congés des fonctionnaires, les mesures bancaires ou 
fiscales facilitant le financement de lieux de culte. »

LE PORT DU FOULARD ISLAMIQUE, UN SYMBOLE

Aujourd'hui, cette laïcité ouverte perdure, y compris pour l'islam, à 
travers les rencontres régulières entre les pouvoirs publics et les 
religieux, et les dispositifs de financement indirect. Mais elle doit 
désormais compter avec la mise en avant des principes de l'égalité 
homme-femme et de l'autonomie des individus, que certains jugent 
incompatibles avec toute croyance religieuse.

Dans ce contexte, le port du foulard islamique est devenu le symbole des 
atteintes supposées à ces deux principes. La mixité, notion récente dans 
la plupart des sociétés démocratiques, est aussi convoquée pour 
contester certaines pratiques musulmanes, comme les demandes d'activités 
sportives et culturelles exclusivement réservées aux femmes. « Ajoutez à 
ce contexte un discours global sur le religieux dont on se méfie et dont 
il faudrait se protéger , on peut dire que la laïcité est entrée dans 
une nouvelle phase hybride », estime M. Portier.

De bonne ou de mauvaise foi, les contours de la laïcité sont aujourd'hui 
questionnés, fragilisés par une remise en cause de la frontière entre 
public et privé, entre « mission de service public » et « mission 
d'intérêt général », ces fameuses « zones grises » que certains 
voudraient mieux codifier. Pourtant, même le militant Collectif contre 
l'islamophobie en France (CCIF) reconnaît que la majorité des conflits 
se résolvent par la médiation.

La bataille judiciaire engagée depuis cinq ans dans le dossier de la 
crèche Baby Loup, les coups de théâtre à répétition d'une justice qui ne 
semble plus savoir à quelle laïcité se vouer, les récupérations 
politiques auxquelles cette affaire donne lieu constituent un 
contre-exemple de cette réalité. Elle illustre, surtout, de manière 
spectaculaire, la porosité sur ces questions entre le politique et le 
judiciaire. En France, la longue histoire de la laïcité a pourtant 
permis de poser des cadres et fournit toujours un arsenal législatif et 
juridique cohérent. A quelques aménagements près, la société française 
aurait tout intérêt à se les réapproprier.

Stéphanie Le Bars
Journaliste au Monde


A LIRE

« LA LAÏCITÉ FALSIFIÉE » de Jean Baubérot (La Découverte, 2012).

« LA LAÏCITÉ, UN COMBAT POUR LA PAIX » de Jean Glavany (Editions Héloïse 
d’Ormesson, 2011).

« LES LUMIÈRES DE LA RELIGION » de Jean-Marc Ferry, entretien avec 
Elodie Maurot (Bayard, 2013).

« ILS ONT VOLÉ LA LAÏCITÉ » de Patrick Kessel (Editions Jean-Claude 
Gawsewitch, 2012).

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Denis Lebioda
Chargé de mission
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