[Infoligue] Les associations face à la reconfiguration des individus
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Jeu 1 Déc 09:32:32 CET 2011
Les associations face à la reconfiguration des individus
Publié par : http://www.fonda.asso.fr/Les-associations-face-a-la.html
Le : 30/11/11
par Yannick Blanc, haut fonctionnaire et militant,
paru dans La tribune fonda n° 211
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La « montée de l’individualisme » est un thème de réflexion, pour ne pas
dire d’inquiétude, très répandu dans le monde associatif. Le constat
d’une crise du militantisme, de la difficulté à renouveler cadres et
dirigeants associatifs renvoie au spectre du repli sur soi qui
caractériserait l’évolution des mœurs et des idéologies. Face à cette
nostalgie de l’engagement, cette note repose sur l’hypothèse que ce
qu’on appelle l’individualisme n’est pas une régression morale et ne
signe pas le déclin irréversible de l’action collective mais que cette
dernière ne peut au contraire prospérer qu’en tenant compte et en tirant
parti des mutations qui affectent, depuis une trentaine d’années, les
modalités et les formes des relations entre les individus, les groupes
et les institutions.
Cette hypothèse ne relève pas seulement d’un certain optimisme de la
volonté. Elle s’étaye autant sur la lecture de nombreux travaux
sociologiques qui se sont attachés à décrire cette mutation que sur la
vitalité constatée des mouvements sociaux. Il est indéniable que quelque
chose a changé et que cette chose n’est pas facile à définir. Elle
relève autant de la place des personnes dans le monde du travail que du
déclin d’un certain paradigme de l’autorité des institutions ou du
déplacement des croyances et des pratiques religieuses dans la vie
sociale. Ce changement affecte plus particulièrement les associations
parce que celles-ci ne tirent leur vitalité, pour ne pas dire leur
existence même, de la capacité des individus à se constituer
volontairement en collectifs organisés.
Après avoir exploré quelques réflexions d’auteurs qui ont analysé
l’individualisme contemporain, cet article propose quatre hypothèses
d’évolutions possibles de l’individu et de son lien au collectif et aux
institutions, afin de nourrir une prospective du monde associatif.
QUELQUES ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION
Le procès de l’individualisme
Le règne sans partage de l’individu (Gilles Lipovetsky)
« À coup sûr, tout ne date pas d’aujourd’hui. Depuis des siècles, les
sociétés modernes ont inventé l’idéologie de l’individu libre, autonome
et semblable aux autres. Parallèlement, ou avec d’inévitables décalages
historiques, s’est mise en place une économie libre fondée sur
l’entrepreneur indépendant et le marché, de même que des régimes
démocratiques. Cela étant, dans la vie quotidienne, le mode de vie, la
sexualité, l’individualisme jusqu’à une date récente s’est trouvé barré
dans son expansion par des armatures idéologiques dures, des
institutions, des mœurs encore traditionnelles ou
disciplinaires-autoritaires. C’est cette ultime frontière qui s’effondre
sous nos yeux à une vitesse prodigieuse. Le procès de personnalisation
impulsé par l’accélération des techniques, par le management, par la
consommation de masse, par les médias, par les développements de
l’idéologie individualiste, par le psychologisme, porte à son point
culminant le règne de l’individu, fait sauter les dernières barrières . »
Pluri-appartenance et angoisse de l’individu (Gérard Mendel)
« On a entendu ce titre comme le fait que l’individu contemporain serait
sans appartenance. Or, je voulais évoquer les pluri-appartenances.
L’individu actuel possède à la fois des appartenances traditionnelles
qui lui viennent du passé, de la religion, de l’autorité, de la famille,
et des appartenances actuelles qui sont ses investissements dans notre
société. Mais une partie de lui reste sans appartenance. L’individu
n’accepte plus de s’articuler à la société ou au collectif de la même
manière qu’auparavant, sous peine de perdre la nouvelle autonomie de sa
personnalité. Donc une partie de chacun de nous n’est pas socialement
investie, elle reste libre. Au Moyen-Âge, qui naissait paysan restait
paysan toute sa vie, avec un costume de paysan, une idéologie de paysan,
idem pour celui qui naissait noble, il s’agit de l’uni-appartenance.
Avec la multi-appartenance, dorénavant, on peut être nationaliste,
conservateur, et pourtant, contradictoirement, placer son argent en
Suisse parce que c’est plus productif. Chacun est rempli de
contradictions, une femme a envie d’exercer un métier, elle se trouve en
contradiction avec le modèle de sa mère ; un chrétien peut se trouver en
contradiction avec le pape. J’ai voulu décrire ce thème de l’individu
traversé d’appartenances contradictoires mais dont une partie restait à
l’état libre.
Pour la plupart des individus, cet état développe un mal-être. Ce n’est
pas facile, quand, dans notre formation, rien n’a été fait pour nous y
aider, de trouver par soi-même un sens à sa vie, un modèle de
comportement avec son épouse, un modèle d’éducation pour ses enfants.
Auparavant, les choses de la vie étaient coulées au moule. Maintenant,
tout fait problème. De plus, les conditions actuelles ne permettent pas
à l’individu de développer la richesse potentielle de cette situation.
(…) La richesse potentielle de la personnalité de nos contemporains,
faute de pouvoir s’élaborer, crée de l’angoisse . »
L’individu réflexif et auto-référent (Marc-Henry Soulet)
« Si l’on suit un paradigme qui s’impose fortement en sociologie
aujourd’hui, nous serions en présence d’un nouvel individualisme
résultant d’une amplification du processus de modernisation de la
société, voire d’un changement de nature de la modernité.
L’affaiblissement des liens sociaux en raison de l’érosion des
structures intermédiaires et la dissolution des groupes d’appartenance,
déjà au cœur de l’analyse sociologique classique de la modernité,
n’ayant pas laissé place à d’autres formes stables de socialisation et
de sociabilité, l’individu serait ainsi devenu orphelin du social, isolé
et sans appartenance collective significative. En prolongement de la
transformation en profondeur des sociétés industrielles au cours du
dernier quart du XXe siècle, émerge une seconde modernité. À une
première modernité uni-dimensionnelle de détraditionnalisation ferait
suite une modernité réflexive dans laquelle les individus chercheraient
à s’émanciper des assignations de rôle et viseraient l’auto-référence et
la recherche de la planification de leur propre biographie. Se
spécifierait alors un nouveau rapport entre l’individu et la société,
dans lequel le collectif ne serait plus instauré de haut en bas mais
librement construit sur la base de vies individuelles mises en commun
grâce à un processus transactionnel. Nous n’assisterions donc pas tant à
un retrait sur la sphère privée ou à une invasion de la sphère publique
par la sphère privée, qu’à un décloisonnement de ces deux sphères. Le
public deviendrait l’élaboration du commun à partir de biographies
individuellement produites . »
Ressources individuelles, reconnaissance et risque de désaffiliation
Cette thèse d’un délitement des liens sociaux et politiques contraignant
les individus à « faire société » de manière autonome et volontaire (ce
que Roger Sue appelle l’individu relationnel) n’est cependant pas
évidente. Ce n’est pas en raison de l’absence de liens ou du repli sur
soi que se fonde l’individu « hypermoderne », mais au contraire en
raison d’un excès de liens qu’il faut hiérarchiser et articuler. Pour
élaborer cette richesse relationnelle, l’individu doit avoir accès à des
ressources symboliques et culturelles et évoluer dans un environnement
social qui lui permette de valider sa construction individuelle : c’est
le mécanisme de la reconnaissance.
Robert Castel affirme à ce sujet : « Pour ceux qui ne disposent pas de
ces ressources, l’exigence de l’individualisation se traduit par une
perte du statut, un retour de la vulnérabilité et à la limite par le
décrochage complet par rapport aux appartenances collectives, ce que
j’ai appelé la désaffiliation ».
Le déclin de l’institution
Inventer d’autres figures institutionnelles (François Dubet)
« Longtemps, le travail consistant à éduquer, à former, à soigner s’est
inscrit dans un programme institutionnel : le professionnel, armé d’une
vocation, appuyé sur des valeurs légitimes et universelles, mettait en
œuvre une discipline dont il pensait qu’elle socialisait et libérait les
individus. Les contradictions de la modernité épuisent aujourd’hui ce
modèle. Cette mutation procède de la modernité elle-même, elle n’est pas
la fin de la vie sociale. Plutôt que de se laisser emporter par un
sentiment de décadence, dangereux parce qu’il n’imagine pas d’autre
avenir qu’un passé idéalisé, il nous faut essayer d’inventer des figures
institutionnelles plus démocratiques, plus diversifiées et plus humaines . »
La fin du programme institutionnel
Tout en faisant chorus avec les travaux que l’on vient de citer,
l’approche de François Dubet, s’appuyant sur l’analyse concrète de ce
sentiment de déclin chez des professionnels du « travail sur autrui »
(enseignants, éducateurs, soignants, etc.), ouvre une nouvelle
perspective sur les transformations qui modifient, non pas la place,
mais le processus de construction de l’individu dans la société. Ces
institutions ont eu pour clé de voûte un « programme institutionnel »,
ainsi nommé parce qu’il ne consiste pas seulement en un système de
valeurs transcendantes, ce qui s’appliquait déjà aux institutions
éducatives et sociales d’obédience religieuse qui les ont précédées,
mais aussi en une promesse d’émancipation, d’accès à l’autonomie des
individus qu’elles accueillent, qu’elles soignent, qu’elles forment ou
qu’elles redressent. Le mythe de l’École républicaine illustre
parfaitement ce système dans lequel des valeurs ou règles universelles
sont transmises par des agents donnant une dimension humaine à ces
valeurs, grâce à leur vocation, et arment les individus pour la vie
sociale en faisant d’eux des citoyens.
À quel moment et pourquoi ce système s’enraye-t-il ? Si François Dubet
décrit minutieusement les symptômes du déclin, il ne cherche pas outre
mesure à en théoriser la cause : « Les contradictions de la modernité
épuisent aujourd’hui ce modèle . » On peut cependant, en élargissant la
perspective à d’autres métiers institutionnels, risquer une hypothèse.
La crise de la fonction tutélaire
On observe en effet, dans d’autres domaines que le « travail sur autrui
», des phénomènes analogues au déclin du « programme institutionnel » :
tous les métiers où la capacité à décider repose sur la détention d’une
expertise ou d’un savoir sont confrontés à une crise de légitimité
analogue. Deux exemples permettent d’illustrer ce phénomène. D’abord,
celui du technocrate, c’est-à-dire, au sens propre, du pouvoir de faire
reposer l’orientation d’une politique publique sur une expertise
technique, dont le dernier quart de siècle a vu le déclin inexorable.
Ensuite, celui du savant, figure jadis prophétique et bienfaitrice
(Pasteur, Marie Curie) devenue ambiguë et controversée : que l’on songe
au rôle du professeur Pellerin lors de la catastrophe de Tchernobyl, aux
médecins mis en cause dans l’affaire du sang contaminé, etc.
Le point commun à l’ensemble de ces situations disparates est ce qu’on
peut appeler le paradigme de la fonction tutélaire : les institutions
appliquent aux individus des règles ou des décisions prises au nom de
méta-règles, de valeurs, de principes, de vérités scientifiques,
auxquelles ces individus n’ont pas un accès direct mais qui sont
administrées par des clercs investis de la fonction tutélaire. La
révolution silencieuse que nous vivons n’est donc pas tant celle de
l’individualisme que celle de la dilution des règles implicites et
parfois obscures de la vie collective. L’avènement de l’individu
autonome s’accompagne du mythe de la transparence des décisions et de
leurs motifs. Il n’est d’ailleurs pas indifférent pour notre propos que
le paradigme tutélaire ait été le plus souvent ébranlé par une
contestation portée par des associations de riverains, de victimes, de
malades, de solidarité, etc. Dans cette longue mutation touchant à des
titres divers l’ensemble de nos institutions, une génération
d’associations a été une ressource capitale pour les contre-pouvoirs,
tandis que de grandes institutions associatives issues des générations
précédentes (mouvements chrétiens, éducation populaire, etc.) se
heurtaient elles aussi au déclin de l’institution.
Les associations, laboratoire de la reconfiguration du lien entre
individu et collectif ?
Face aux mutations de l’individu autonome et au déclin de l’institution,
les associations se trouvent donc dans une situation ambivalente : il
existe une génération associative qui a joué un rôle actif et parfois
décisif (on pense aux associations de malades dans la lutte contre le
SIDA) dans cette mutation. Mais ces associations ne sont pas plus
préservées que celles héritées des générations précédentes de la
précarité du lien associatif, lorsque celui-ci cesse de s’adosser à un
référent institutionnel solide. En termes de prospective, cela signifie
que les associations, mieux que les entreprises ou les organisations
publiques, peuvent être des laboratoires de la reconfiguration des
individus dans leurs rapports aux institutions. L’association est la
seule institution où s’exerce sans contrainte la liberté d’élaborer, y
compris par essai et erreur, des règles d’action collective et de vivre
ensemble. La difficulté est d’assumer cette liberté sans se laisser
renvoyer alternativement au modèle entrepreneurial ou au conformisme
administratif.
HYPOTHÈSES D’ÉVOLUTIONS POSSIBLES
L’hypothèse d’évolution possible « Houellebecq » : nihilisme, hédonisme,
marchandisation…
La société postmoderne se caractérise par l’incroyance et le
néo-nihilisme. L’individualisme hédoniste et personnalisé est la
conséquence de l’évaporation des grands mythes révolutionnaires.
L’affaiblissement des croyances efface les idéologies au profit d’un
vide comblé par des jouissances matérielles.
Michel Houellebecq illustre dans ses romans les théories soutenues par
Gilles Lipovetsky sur l’avènement de l’individu hypermoderne :
narcissique, apathique, égoïste et indifférent. L’individualisme
narcissique est une réaction aux déceptions et aux frustrations
engendrées par les grandes mobilisations idéologiques et utopiques.
La marchandisation du domaine social, de la culture et des loisirs
s’étend. Les grandes structures associatives dont le ciment est
essentiellement idéologique (religion, laïcité, travail social)
s’étiolent inexorablement ou ne survivent qu’en devenant des
coopératives gestionnaires (cf. l’hypothèse d’évolution de la RGPP
associative ci-après). On observe a contrario une grande vitalité des
associations identitaires, des groupes de défense d’intérêts locaux,
minoritaires ou spécifiques, des clubs de consommateurs ou de
passionnés. Une contre-culture écologiste, pratiquant la décroissance et
l’économie sociale et solidaire dans des zones urbaines ou rurales
dépourvues de services publics et d’offre marchande, se développe grâce
à la bienveillance croisée de l’État et des grandes entreprises. C’est
la Big Society des conservateurs britanniques dans laquelle la société
du care s’est substituée, à un coût beaucoup moins élevé, à l’État du
welfare. La dynamique des réseaux sociaux est mise au service d’un
communautarisme généralisé. Les winners se retrouvent dans des réseaux
professionnels, marchands ou de technologie créative dans lesquels le
loisir (sport, jeu vidéo, création numérique, pornographie amateur) peut
à tout instant se transformer en business grâce à des incubateurs
virtuels de micro-entreprises. Les losers se connectent aussi, même si
c’est avec une génération technologique de retard, pour échanger gardes
d’enfants, produits du potager et matériel d’occasion parfois
reconditionné par des structures d’insertion où les bénéficiaires du RSA
travaillent 10 heures par semaine…
L’hypothèse d’évolution possible « Ashoka-Nespresso » : entrepreneuriat
social, RSE , ESS
Le modèle de l’entrepreneur social et le financement par la venture
philanthropy sont devenus les références du monde associatif. Les
entreprises développent leur politique de responsabilité sociale et
environnementale en venant au secours d’associations fragilisées par la
réduction des financements publics. Cette complémentarité
entreprise-association permet de rendre durable le sous-équilibre
économique des dents creuses de la société : elles rendent solvables des
marchés pauvres et assurent l’emploi de personnes non-compétitives.
L’investissement philanthropique (mécénat de compétences) s’inscrit dans
la gestion des ressources humaines de ces entreprises dans une
perspective de développement personnel et d’acquisition de compétences
sociales et relationnelles par les cadres. Le transfert de savoir-faire
s’opère naturellement vers les associations et permet le développement
d’une GRH des bénévoles.
Les entreprises multinationales établissent des fondations planétaires
consacrées au développement durable qui permettent de financer des
marchés de niches sur des produits ethniques et du commerce équitable.
Les PME créent des fondations territoriales qui soutiennent les
associations d’entraide. La complémentarité entreprise-association
permet d’assurer la fluidité sociale d’un système économique fondé sur
la précarité généralisée : les individus marginalisés par le système
productif sont, selon leur productivité relative, recyclés comme
entrepreneurs sociaux ou intégrés à des réseaux d’économie solidaire.
L’hypothèse d’évolution possible de « la RGPP associative » :
mutualisations et privatisations
Les associations se regroupent et mutualisent leurs moyens pour être en
mesure de répondre aux appels à projets de l’État et des collectivités
locales en vue d’optimiser leur rôle de substituts du service public
dont la disparition et la privatisation s’accélèrent. Les statuts
assistés se développent et se diversifient : volontariat, service
civique obligatoire, TIG comme sanctions pénales alternatives ou comme
obligation pour les chômeurs de longue durée d’accepter un emploi
d’intérêt général. La notion d’usager du service public disparaît au
profit de celle de « client » pour ceux qui sont solvables et de «
bénéficiaire » pour ceux qui doivent être pris en charge. Le couple
bénévole / bénéficiaire devient alors le pivot de l’appartenance aux
associations au nom d’une économie et d’une éthique du don.
La société véritable : l’hypothèse d’évolution possible Pierre Leroux 2.0
« Je ne suis pas socialiste, si l’on entend par ce mot une opinion qui
tendrait à faire intervenir l’État dans la formation d’une société
nouvelle, où seraient véritablement réalisés les augustes mots de
l’immortelle devise de nos pères : Liberté, Fraternité, Egalité. Non, ce
n’est pas pour réaliser de tout point cette société nouvelle que vous
avez reçu mandat du peuple, mais pour permettre que cette société
nouvelle se réalise par les efforts individuels des citoyens,
s’échappant du néant de l’individualisme, et convergeant par des essais
d’associations de toute nature, vers la société véritable . »
Une nouvelle chance pour l’associationnisme
Les hypothèses d’évolutions possibles tendancielles que l’on vient
d’esquisser ont en commun de faire des associations la variable
d’ajustement de certaines transformations aujourd’hui observées dans la
société et qui, à des titres divers, façonnent la reconfiguration des
individus dans leurs rapports aux institutions. La fin du cycle
idéologique de l’ultralibéralisme et le dépérissement du paradigme de
l’institution tutélaire (l’Église en charge des consciences, l’État
providence, l’École creuset de la République, la Firme…) donnent
cependant une nouvelle chance à l’associationnisme, entendu comme la
capacité des individus à façonner volontairement une partie au moins des
institutions.
Cette hypothèse d’évolution du souhaitable reprend certains éléments des
hypothèses d’évolutions possibles précédentes : la constitution des
réseaux affinitaires, le développement du modèle entrepreneurial, la
mutualisation des moyens correspondent à des tendances lourdes de la
société ou à des contraintes inévitables.
Mais ces tendances s’insèrent dans une hypothèse d’évolution possible où
les associations ont su construire une légitimité propre fondée sur le
besoin d’organisation de la société civile hors des institutions
tutélaires et indépendamment des contraintes de la société marchande.
Cette légitimité repose à son tour sur leur capacité à offrir aux
individus de la post ou de l’hyper-modernité les moyens de leur
émancipation, de leur autonomie et de leur reconnaissance comme acteurs
et décideurs de la communauté des citoyens.
Trajectoires individuelles et bien commun
Les expériences de RESF , d’AIDES et de France Initiative correspondent,
dans trois domaines complètement différents, à des situations où c’est
un bien, un motif ou un projet individuel qui justifie l’association :
la défense d’une famille sans-papiers, le combat face à la maladie et à
ses conséquences sociales, la création d’entreprise. Mais contrairement
à l’association de pure défense d’intérêts communs, la structure
associative élève ces trajectoires individuelles à la hauteur d’un
mouvement de construction du bien commun : l’accueil des étrangers, la
santé publique et l’inclusion des minorités sexuelles, la lutte contre
le chômage. Le phénomène de génération associative s’illustre ici par le
fait que ces mouvements ne sont pas nés comme déclinaisons de projets
spirituels ou politiques pour la société à la façon des mouvements
chrétiens, ouvriers ou laïcs, mais ont élaboré leur projet politique à
travers l’éthique associative de la mise en commun. Il y a dans ces
trois cas des règles propres à l’association qui façonnent et délimitent
son identité mais qui lui donnent aussi une légitimité au sein de la
société toute entière, autrement dit une valeur universelle.
Le véritable sens des règles collectives
Si, pour parler comme Vincent Descombes , l’institution n’est pas ce qui
enferme ou interdit mais ce qui donne du sens à travers un système de
règles, ces associations répondent parfaitement à cette définition : on
n’agit collectivement qu’en se donnant des règles pertinentes au regard
du problème ou du projet commun ; c’est le mode d’élaboration et
d’application de ces règles qui leur donne une dimension universelle.
L’expérience associative est, à cet égard, l’exact contraire du
mouvement sectaire dans lequel les règles communes particulières ne font
pas sens pour la société. Si l’on définit l’éthique comme l’élaboration
et l’application de règles qui ne sont pas données a priori mais qui
permettent de donner du sens aux questions issues de l’expérience, alors
l’affectio societatis revêt une dimension essentiellement éthique. Le
potentiel de reconnaissance des associations comme institutions de la
société civile repose en grande partie sur cette dimension, pour peu
qu’elles soient capables de la faire vivre dans leur discours et dans
leurs pratiques. Deux types de problèmes méritent une attention
particulière : les modalités d’appartenance à l’association et les
modalités d’exercice des fonctions dirigeantes.
Modalités d’appartenance
L’association est par excellence l’institution des individus sans
appartenance : le mouvement auquel j’adhère n’englobe pas mon identité,
il ne représente qu’une partie de celle-ci et a donc pour principe de
respecter la singularité de chacun de ses membres, c’est-à-dire le
caractère composite de son identité, sa multiappartenance. Ainsi se
définit sans doute le sens contemporain que l’on peut donner à la notion
de laïcité.
La question des symboles de l’appartenance, ou si l’on préfère de
l’adhésion, se pose par conséquent à nouveaux frais. Le paiement de la
cotisation, la remise de la carte, la participation à l’assemblée
générale annuelle sont le plus souvent des rituels creux, qui ne
produisent pas de sens. Il va falloir rechercher pour chaque type
d’association, les modalités de renouvellement périodique de l’accord
des volontés qui est l’essence du contrat d’association et qui, comme
l’affirme l’article 1er de la loi de 1901 et le démontre l’expérience de
RESF, ne nécessite pas forcément l’existence d’instances statutaires. Ce
n’est pas le recours aux réseaux sociaux du Net qui fait l’association
hypermoderne, mais sa réactivité collective aux attentes de ses membres.
L’organisation et l’exercice des fonctions dirigeantes répondent au même
impératif de ductilité. Le dirigeant n’est pas nécessairement un
représentant élu à l’issue d’une procédure de candidature analogue à
celles des institutions politiques, mais peut-être un mandataire au sens
le plus large, éventuellement recruté pour ses compétences, ses
ressources sociales, etc.
Accueil, disponibilité et partage
Dans cette hypothèse d’évolution possible, ce que le « monde associatif
» offre aux individus à la recherche d’échange ou d’engagement, ce ne
sont évidemment pas des structures pyramidales, fermées, ésotériques,
n’accueillant les nouveaux venus qu’avec d’infinies précautions mais au
contraire des plateformes de don, de service, de retour d’expérience.
S’il y a une éthique commune du monde associatif dans son infinie
diversité, elle se définit par l’accueil, la disponibilité et le partage.
En guise d’ouverture…
L’individu reconfiguré est à la fois plus riche de potentiel, porteur de
davantage de capacités créatives et relationnelles mais aussi plus
fragile lorsque ce potentiel est convoqué par les exigences de la
productivité, de l’adaptation et de la précarité. L’association se
distingue des autres institutions parce qu’elle ne demande aux individus
ni d’être performants ni d’être conformes. Elle est donc, par
construction, plus proche des attentes des individus que ne le sont
aujourd’hui les entreprises et les organisations publiques. Précaires
dans leur existence et leur identité, les associations sont éperdument
en quête d’une reconnaissance qu’elles ne devraient attendre ni des unes
ni des autres. Sondage après sondage, l’homme de la rue leur accorde sa
confiance. Si elles ont un projet commun à élaborer, c’est bien celui
d’une éthique des individus et d’une constitution de la société véritable.
Bibliographie
Dubet F., Le Déclin de l’institution, 2002
Lipovetsky G., L’Ère du vide – Essais sur l’individualisme contemporain,
1983.
Mendel G., Cinquante-quatre millions d’individus sans appartenance, 1983.
Soulet M.-H., Les Mutations contemporaines du lien social, 2004.
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Denis Lebioda
Chargé de mission
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