[Infoligue] L'environnement du monde associatif
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Jeu 1 Déc 09:31:02 CET 2011
L'environnement du monde associatif
Publié par : http://www.fonda.asso.fr/L-environnement-du-monde.html
Le : 30/11/11
par Pierre Vanlerenberghe, président de la Fonda,
paru dans La tribune fonda n° 211
****************
L’environnement du monde associatif un contexte sociétal inédit marqué
par des bouleversements fondamentaux, multiples et profonds
Malgré la difficulté de l’exercice, cette contribution vise à examiner
quelques grandes évolutions qui alimentent le débat quotidien des
Français et vont impacter les comportements individuels et collectifs à
la source même de l’engagement. Nous avons tenté dans un premier temps
de clarifier ce qui, dans les tendances de fond de l’évolution du monde,
apparaît structurant pour le débat public et les choix collectifs, pour
se centrer dans un second temps sur les lignes de fractures ou de
vulnérabilités individuelles et collectives qui sont le plus souvent
prises en charge par les associations constituées ou qui génèrent de
nouvelles associations ou formes associatives. Enfin, parce que le
mouvement associatif a largement suscité et accompagné le développement
de l’État-Providence, il était nécessaire de faire le point sur ce qu’on
appelle les risques, risques anciens mais aussi risques nouveaux qui
appellent des réponses collectives.
L’horizon de notre exercice de prospective est à dix ans, contrairement
à bien d’autres qui se situent généralement à vingt ans, ce qui facilite
alors la réflexion sur les ruptures possibles. À dix ans, beaucoup de
choses sont inscrites dans les tendances longues décrites. Il n’y a donc
pas beaucoup d’espace pour imaginer des ruptures globales
significatives. Nous vivons déjà des ruptures significatives qu’il faut
« gérer » au mieux, de la nécessité de vivre avec le sens de l’économie
tout en acceptant les échanges mondiaux, jusqu’à l’immédiateté de
l’information bousculant le rapport au temps et à l’espace.
Depuis le milieu des années 1970, les temps sont durs ; ils seront plus
durs dans les dix ans qui viennent ; les tensions et les questions à
traiter sont telles qu’un énorme effort de redistribution multiforme est
nécessaire, un surcroît de solidarité indispensable. L’enjeu pour les
associations est non seulement d’accompagner ce moment mais aussi de
poser les termes des débats à mener et des décisions à prendre.
Les évolutions mondiales structurantes
Le monde et l’Europe : vers des réponses coopératives à la mondialisation ?
La mondialisation en question ?
Il est banal aujourd’hui de parler du village qu’est devenu le monde :
tout se sait ou presque ; la rapidité des transports comme l’infinie
vitesse de canaux de communication ont bousculé la planète, décuplé les
échanges alors que, depuis 1989, régressaient les totalitarismes. Le «
printemps arabe » n’est que la nouvelle étape de cette accélération de
l’histoire vers l’échange et la démocratie.
Peut-il y avoir un retour en arrière de ce mouvement de globalisation ?
Probablement pas. Par contre, cette dynamique peut connaître des ratés,
générer des tensions, car il en va de la production de richesses et de
leur répartition à l’échelon mondial. L’apparition de géants
économiques, aujourd’hui regroupés dans ce qu’on appelle les BRICS
(Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), marque l’effort de
coordination qui se cherche face au G8. Le G20 préfigure certainement la
recherche de nouveaux modes de gouvernance mondiale. Mais à dix ans,
notre horizon, que se passera-t-il ?
Les experts pensent que la régulation mondiale pourrait prendre deux
directions principales alternatives, avec, dans tous les cas, le
développement d’efforts de coordination mondiale pour réguler les
marchés financiers, résistants, générateurs de complexité :
- première direction, en suivant la ligne de la plus grande pente, selon
une domination globale par le marché, polarisant alors les activités
autour de vastes métropoles mondiales ;
- seconde, avec la recherche de l’affirmation de grandes régions du
monde (Asie, Amériques, Afrique...), sur le plan économique, voire
géopolitique, sans pourtant que ne se construisent encore des lieux
nouveaux de production du droit intégrant les droits des générations à
venir comme l’a fait et le fera encore l’Europe. Dans ce monde
multipolaire, on devrait assister à cet horizon :
- à une vive concurrence sur l’accès aux sources d’énergie, aux matières
premières et aux produits alimentaires de base, génératrice d’inflation
pour les États et les particuliers. Singulièrement, la croissance de
l’Asie engendrera des besoins énergétiques immenses (+ 50% d’ici 2035)
tels que l’accès aux ressources pourrait provoquer de fortes tensions si
de profonds bouleversements technologiques ne sont pas entrepris et s’il
n’y a pas de partage équitable (M. Wolf ),
- au maintien des inégalités de développement si rien n’est entrepris
notamment en Afrique,
- à la continuation du profond mouvement d’urbanisation dans tous les
pays bien que celui-ci soit souvent prématuré et engendrant par là-même
de la misère (A. Tibaijuka ),
- à la continuation de la séparation entre les lieux de création et ceux
de production dans nos sociétés occidentales de moins en moins
productrices directes, industrielles (perte de 10% des emplois dans
l’industrie entre fin 2003 et fin 2007), mais plus créatives (par
exemple, recherche, services aux entreprises : +27% d’emplois pendant la
même période),
- au maintien de dynamiques démographiques internationales puissantes,
notamment des flux migratoires avec l’apparition d’une forme
d’émigration de la France vers l’extérieur (deux millions de français
travaillent aujourd’hui à l’étranger).
Les tensions resteront très fortes sur nos compatriotes en termes de
pouvoir d’achat, de restructuration des emplois engendrant des mobilités
professionnelles multiformes, ascendantes et descendantes, géographiques
consécutives au mouvement « schumpétérien » de « destruction créatrice »
des activités. Les flux migratoires resteront à dix ans assez importants
et continueront à alimenter les réactions de peur et les difficultés
d’intégration des populations migrantes.
L’Europe, à la croisée des chemins
La construction européenne a été une réponse au développement des
nationalismes et des deux grandes guerres mondiales qui l’ont suivie.
L’Union européenne a été construite pour créer un espace de paix et de
prospérité économique, et, en créant un espace de droit commun, elle
exerce progressivement des responsabilités internationales notamment sur
la question des libertés. Deviendra-t-elle une Europe-puissance,
construisant une cohésion économique et sociale équitable, lui
permettant de dialoguer à armes égales avec les États-Unis et les
puissances émergentes ? Pour ce faire, une coordination plus rigoureuse
des politiques économiques et budgétaires nationales, mieux une
solidarité budgétaire, devra dépasser les divergences croissantes des
modèles économiques entre sa moitié nord et sa moitié sud, sous peine
d’éclatement de l’Union économique et monétaire (L. Cohen-Tanugi ).
Une fois écartée l’hypothèse de la cassure de l’Union européenne (les
grands pays n’ont pas intérêt à un retour en arrière, source
d’adaptations régressives lourdes, économiques et géopolitiques),
d’après le groupe « Vivre ensemble » du Conseil d’Analyse Stratégique
(présidé par Jean-Paul Fitoussi), l’avenir du modèle français restera
fortement conditionné par l’avenir de l’Europe. Trois scénarios
européens sont possibles d’après ce rapport :
« Le premier scénario, L’Europe, Empire du vide, s’inspire d’une
continuation tendancielle de l’Europe actuelle, avec ses limites. Il
renvoie donc à une Europe de la règle, qui se caractérise
essentiellement par des normes économiques et budgétaires, et une
continuation de la tendance à la désinflation sociale qui transforme
l’Union économique et monétaire (UEM) en un jeu à somme nulle. Dans ce
contexte de concurrence appauvrissant, les citoyens européens subissent
la baisse des salaires dans la valeur ajoutée, la montée des inégalités
de revenus et la course vers le bas des États-Providence.
Le deuxième scénario est celui de l’Europe des villes-États. Le
développement d’une Europe qui fonctionne comme une petite globalisation
s’accompagne d’effets d’agglomération et de concentration territoriale.
Tendanciellement, les inégalités se creusent entre les pays mais aussi
au sein des pays, avec des différences interrégionales croissantes et la
montée en puissance de grandes métropoles. À terme, la déconnexion
croissante entre les métropoles et le reste des territoires menace
l’unité de certains États-nations (exemple actuel de la Belgique ou de
l’Italie).
Le troisième scénario est celui de l’Europe Renaissance. Il s’articule
avec un renouveau du projet politique européen, et la constitution
progressive d’un gouvernement économique de la zone euro. Ce projet
s’appuie sur une croissance « grise et verte » fondée sur une économie
de la connaissance et de la recherche. La création d’une Communauté
européenne de l’environnement, de l’énergie et de la recherche (C3ER),
sur le modèle de la CECA , vise, avec un budget et une fiscalité ad hoc,
à relancer l’économie et ouvre l’opportunité d’un approfondissement
pragmatique de l’Europe politique. La compétitivité-productivité rouvre
des marges de manœuvre et facilite l’adhésion des États membres à un
paradigme d’investissements de cohésion, pour favoriser la montée en
gamme des qualifications et l’accès à des emplois de qualité. »
L’Europe reste l’avenir de notre pays, mais les Français, quelle que
soit leur branche d’activité, leur niveau de responsabilité, souhaitent
une Europe qui copie le modèle français ! Or « l’Europe du droit » qui
continue à se construire est un être hybride qui emprunte sur le terrain
juridique aux expériences des différents pays, ceux relevant de la
common law comme ceux issus du droit latin. Dans tous les cas, des
pressions continueront à s’exercer sur les associations françaises très
dépendantes du financement public. À ne pas voir ce qui se construit
réellement – ce qui n’empêche pas de militer pour essayer de faire
passer son point de vue, par exemple sur les SSIG –, on s’interdit de
rechercher ce qui dans d’autres modèles peut nous aider à converger vers
ce que le mouvement associatif recherche, l’autonomie associative.
Une Société « limitée » : la nécessité du développement durable
Même si subsistent des débats sur cette question, notre milieu de vie
est en train de se transformer, de se détruire diront certains. La
question écologique va profondément marquer notre horizon : il nous
faut, dès maintenant, raisonner non plus dans le cadre d’un monde infini
où le progrès est continu mais dans celui d’un univers clos sans savoir
si « nous pouvons réussir à redresser la barre » (Daniel Cohen). Il va
falloir donc transformer nos modes de vie et de production dans un monde
incertain. L’incertitude devient consubstantielle à notre développement.
Dans l’immédiat, la raréfaction des ressources ou plutôt la vive
concurrence pour l’accès aux ressources entre grandes nations, anciennes
et émergentes, modifiera les termes de l’échange et suscitera
certainement de nouvelles inégalités de développement. À tout le moins,
cela aura une influence sur les prix et l’inflation.
Certes, globalement la hausse du coût des transports pourrait conduire à
une relocalisation des activités mais rien n’est moins sûr, étant donné
l’importance des marchés émergents ; il faudra surtout repenser la
mobilité à cause de son coût notamment écologique (logement,
transports…) et porter une attention soutenue à la gestion démocratique
des biens collectifs (eau, air, produits alimentaires de base).
Paradoxalement, l’objectif devrait être de transformer les normes de
consommation occidentales tout en les rendant compatibles avec leur
généralisation à l’ensemble du monde (destin d’une civilisation unique),
ce qui devrait conduire à un possible frein à l’économie productiviste.
La condition première pour le permettre passe par l’intelligence
partagée des enjeux, l’intériorisation par chaque membre de la société
des conditions de notre survie collective. Car nous nous cramponnons à
des modes de pensée et d’action, et avons du mal à nous interroger sur
les raisons du changement qui devrait conduire vers du développement
durable. Pour cela, il nous faudra (B.Perret ) :
- « Mettre à jour les conditions sociales (structures sociales) de la
transition vers un nouveau modèle de développement autre que celui de la
raison collective actuelle entièrement occupée par l’économie sous
l’empire des marchés financiers,
- Repenser la cohérence de nos raisons d’agir (sans éviter le
questionnement éthique), s’imprégner du souci du long terme, parler au
nom de l’avenir en se fondant sur un sens élevé de la dignité et de la
vocation humaine,
- Déplacer nos manières de lire le monde pour que l’homo economicus qui
est en nous se métamorphose en homo viabilis, l’homme viable ou mieux «
celui qui trace un nouveau chemin » (une nouvelle « Voie » dit E. Morin
) : « non de rendre la société meilleure, mais de la rendre viable ». Le
moment est venu de faire le pari de la lucidité en mettant les gens face
à la réalité et à leurs responsabilités. »
Le mode de régulation en gestation (il demandera plusieurs dizaines
d’années pour s’établir) pourrait être alors fondé :
- soit sur la base du concept de développement durable intégré
(indicateurs de développement humain, d’empreinte écologique, « société
de l’Être », avec croissance maîtrisée selon les besoins),
- soit sur le fondement d’une croissance redéployée (indicateur du PIB,
société de l’avoir, avec croissance forte).
Ce nouveau rapport à la mondialisation et au développement est déjà
porté par divers mouvements, alter mondialistes, par exemple, ou
internationaux. Le Pacte civique a défini des objectifs et une méthode
qui articulent la décision politique, nationale et internationale,
l’action collective des corps intermédiaires, la modification des
comportements individuels. Le mouvement associatif peut-il dans son
ensemble porter cette ambition éminemment politique du développement
durable et solidaire qui est susceptible de générer des clivages
idéologiques en son sein ?
Nouvelle économie, société de la connaissance et nouveaux réseaux
Internet, un nouveau modèle économique ?
Comme le dit Daniel Cohen , la nouvelle économie est le terme d’un
processus qui a fait passer nos économies de l’âge des rendements
décroissants (l’âge de la production agricole) à l’âge des rendements
constants (le moment de la production industrielle), puis aujourd’hui à
l’âge des rendements croissants (la production immatérielle). Il
complète ainsi les analyses portées par E. Morin il y a vingt ans autour
du concept de « neguentropie » ou d’A. Touraine sur la Société
postindustrielle.
La circulation de l’information quasi-instantanée, permise par la
révolution technologique actuelle, apporte beaucoup plus au
développement et à la croissance que n’en rendent compte les critères
classiques de mesure de la richesse (output/input). Y.Moulier-Boutang
utilise la métaphore de la pollinisation pour la caractériser : il met
en valeur non seulement la distribution par hasard de l’information qui
devient productive, mais surtout les modes nouveaux de relations et
d’organisation (learning economy), qui font société (la valeur du lien
social pour les sociologues, les externalités positives pour les
économistes) même s’ils peuvent être plus ou moins performants. Ainsi il
explique que la financiarisation de l’économie (exprimant sans s’en
apercevoir les transformations de l’économie-monde) a permis aux États
de s’affranchir de la tyrannie de l’épargne préalable qui bloquait la
croissance, ce qui a été positif et a contribué à développer la
richesse. Mais le prix à payer pour nos économies aujourd’hui est lourd
en raison des erreurs faites : nous allons devoir agir pour réorienter
le pouvoir multiplicateur de la finance vers une économie de la
pollinisation, c’est-à-dire facilitant l’innovation, la création, la
contextualisation, le talent, le savoir implicite, le care, toutes
choses difficilement mesurables.
Une des raisons des tensions actuelles est que « […] la révolution
informationnelle, qui fait que l’information devient directement
productive, est par contre peu compatible avec les monopoles de pouvoir
et de propriété. Ce qui rend certaines formes d’organisation obsolètes
et pousse à l’élévation de toutes les qualifications. L’enjeu reste
alors bien la pleine utilisation des capacités humaines qui passe par le
droit à l’intégration dans l’emploi qu’exprime l’idée de sécurité
sociale professionnelle . »
Un autre rapport à la connaissance
On ne saurait cependant réduire l’économie actuelle à la seule
circulation de l’information ; en soi elle permet de décupler la
connaissance même si celle-ci se présente sous la forme de savoirs
fragmentés où on peine à voir se dessiner une connaissance générale. La
société de la connaissance est bien réelle qui a fait passer de la
protection des individus (l’État-Providence), à la production de
l’individu, éventuellement accaparée par le secteur privé (éducation,
santé).
En permettant la déterritorialisation, l’échange libre d’informations,
les nouvelles technologies de l’information permettent d’atteindre un
nouveau degré de la connaissance « où nous savons ensemble aussi ce que
les autres savent » (J. de Rosnay ), ce qui peut permettre l’empowerment
des individus très proche de l’idéal associatif et contraire à la
logique d’appropriation classique.
Mais cette nouvelle intelligence « connective », au-delà des problèmes
qu’elle soulève (la traçabilité de l’information / la dictature de
l’instant) ne permet que d’accéder à une connaissance lacunaire . «
C’est pourquoi, cette connaissance lacunaire a besoin d’être partagée
pour monter en qualité. C’est bien pour cette raison que l’on voit se
développer […] une multitude de formes de recommandations de la part des
expérimentateurs (tags, étoiles sur Amazon, etc.). C’est ce que l’on
appelle la « société de la recommandation ». Cette situation nouvelle
rend possible un travail collectif, coopératif, ouvrant […] vers des
processus de validation de la pertinence des connaissances, voire des
procédures d’évaluation qui peuvent aider au discernement des acteurs. »
Ce changement qui « a nourri une montée des amateurs qui contestent
l’hégémonie des experts-spécialistes » (P. Flichy ) peut submerger les
pratiques associatives : les valeurs coopératives des associations
conduisent le plus souvent à de la délégation ; la réticularité et
l’instantanéité peuvent conduire en partant de la construction de
dissensus à construire du consensus comme l’a montré le Forum Social
Mondial fondé historiquement sur des valeurs d’horizontalité /
verticalité, et de respect de la diversité.
Les mouvements associatifs ne savent pas encore bien utiliser la
puissance des réseaux. Leurs pratiques restent très traditionnelles.
Leurs sites sont pauvres. Le mouvement associatif est en retard. Alors
même que son utilisation se révèle nécessaire pour permettre la
construction progressive d’une pensée collective, si ce n’est d’une
meilleure connaissance de la société. Les associations
contribueront-elles à orienter la société informationnelle ? Comment
pourront-elles faire des réseaux des interlocuteurs sans en gommer le
caractère, sans les absorber ?
En conclusion
Avec la mondialisation, un autre rapport au monde et à l’espace est en
train de se construire. Avec la question écologique, un autre rapport à
la nature se dessine, le progrès ne va plus de pair avec le
développement économique. Avec le web, de nouveaux réseaux se
constituent fondés sur l’instantanéité des échanges, créant une société
réticulaire où partenariats et coopérations semblent être temporaires. «
Un monde en mouvement (mobilités), une nouvelle carte des temps
(temporalités), un nouvel âge des territoires (territorialités) », telle
est notre condition aujourd’hui. Mais cette société de plus en plus «
liquide » développe une vision d’avenir très courte alors que l’exigence
de transformation de notre modèle de développement suppose la durée.
Elle semble accélérer la décomposition des valeurs, du sens, du lien
social, et pourtant elle facilite des processus d’individuation, de
construction différenciée de la personne, au risque de perturber les
démarches collectives. La construction d’un vivre ensemble nouveau
relève aujourd’hui de la volonté : il nous faut construire des lieux de
débats, ouverts mais exigeants, respectueux de la diversité des parcours
mais conduisant à des actions communes, « faire ensemble » voilà le
maître-mot.
Lignes de fractures et vulnérabilités individuelles et collectives
Travail et Emploi : précarité et exclusion persistantes
Un mouvement profond
De 1975 à 2008, la France a gagné 3,5 millions d’emplois (25,8 millions
en 2008), mais la population active a augmenté de 5 millions (27,9 en
2008). Entre 1949 et 2008, l’emploi a augmenté de 33 %, la population
active de 42 %, la population en âge de travailler de 51 %. Et la
productivité horaire est passée de 5,7 à 2 % par an, entre les Trente
Glorieuses et les années 2000, le PIB lui passant de 5,4 à 2,2 par an
(Jean-Louis Dayan). La progression de l’emploi n’a donc pas répondu à
celle de la population en âge de travailler. C’est l’expansion des
secteurs tertiaires, et notamment le secteur des services, qui a le plus
compensé le recul de l’emploi industriel. Traduisant pour une part
l’externalisation des fonctions connexes à la production de biens, cela
s’est accompagné d’une montée en qualification de la population sur fond
de réduction du nombre d’ouvriers, d’un accroissement des cadres, et du
développement des petits établissements de moins de dix salariés.
Ces mouvements profonds se sont traduits par :
- une montée du chômage dont le taux varie de plus ou moins un point
depuis 1985 autour de 9 % de la population active ; la permanence d’un
haut taux de chômage mine le moral des Français,
- une transformation des statuts et des formes d’emploi : réduction de
l’emploi indépendant ; développement des contrats flexibles qui ont
beaucoup contribué à l’intensification de la mobilité (entrées et
sorties de l’emploi) ; développement du temps partiel (en 2007, 17 % des
actifs sont à temps partiel, mais 30 % d’entre eux auraient souhaités
être dans un emploi à temps plein),
- une quasi-parité homme-femme dans la population en emploi qui est plus
féminine et une concentration sur les âges de pleine activité (25 à 54
ans). Les jeunes rentrent plus tard sur le marché du travail à la suite
du développement de l’école de masse, mais ils le font le plus souvent
sous statut précaire, les plus anciens sont soit au chômage, soit en
préretraite ou à la retraite.
Contrairement à d’autres, notre pays a développé une politique de
flexibilité externe dont la contrepartie a été la montée du dualisme du
marché du travail (M. Lemoine- E. Wasmer ) même si un salarié en CDD a
trois fois plus de chance qu’un chômeur d’accéder à un CDI plutôt qu’au
chômage, et un intérimaire deux fois. Cette situation engendre des
effets pervers : du stress et une faible visibilité en termes de
carrière, une précarisation par rapport au logement, des difficultés à
obtenir des crédits, un sous-investissement en capital humain pour notre
pays. Un économiste a pu dire, abandonnant par là même toute référence
au paradigme du CDI : « le CDD n’est plus une période probatoire – le
CDI a le préavis pour cela ! - mais une variable d’ajustement. »
(D.Fougère )
Comme le dit R.Castel : « On observe aujourd’hui une perte d’hégémonie
de l’emploi classique, avec deux transformations, l’installation dans le
chômage de masse et la précarisation des relations du travail […] De
même qu’on parle de la « condition salariale » (caractérisée par le
statut d’emploi de la société salariale), il faudrait parler de la «
condition précaire », entendue comme un registre propre d’existence du
salariat. Une précarité permanente qui n’aurait plus rien d’exceptionnel
ou de provisoire. On pourrait appeler « précariat » cette condition… ».
Après la « désaffiliation » dont il a parlé en analysant les processus
d’exclusion, Robert Castel résume assez bien notre situation
caractérisée plus largement par la peur du déclassement. Celle-ci qui
est générale (y compris chez les fonctionnaires), serait à la base même
des réactions populistes de l’opinion publique . Mais R.Castel lui-même
serait certainement d’accord avec l’interrogation de J-C. Le Duigou : «
La nouvelle question sociale ne se résume pas à la seule désaffiliation
ni au mal vivre, c’est « le travail qui est malade » et qui n’est pas
suffisamment pensé pour intégrer au mieux les victimes des deux premiers
processus. Il faut traiter ensemble travail et emploi dans une optique
de sécurisation et de progression ; mais faut-il alors parler du statut
du travail salarié ou du statut du travail ? »
Que peut-t-il se passer dans les dix ans qui viennent ?
L’incertitude sur les perspectives de croissance et l’emploi est la
règle. Après de nombreux rapports élaborés à la suite de la crise de
2008 , le Conseil d’analyse économique et la Direction générale du
Trésor ont esquissé cinq scénarios de croissance à l’horizon 2030. C’est
dans ce cadre général que le CAS vient de rendre public en juillet 2011
un important rapport sur « Le travail et l’emploi dans vingt ans . »
« D’ici 2030, le contexte macroéconomique est placé sous le signe de
l’incertitude quant au nouveau modèle de croissance de l’après-crise,
avec par conséquent des perspectives contrastées de créations d’emploi
et de taux de chômage. De nouveaux modèles de croissance devraient
émerger avec des dimensions « servicielles » et environnementales plus
affirmées, même si les rythmes et les formes de ces transformations du
modèle productif sont encore difficiles à dessiner. Toutefois, en 2030,
dans tous les cas de figures, le chômage structurel serait positionné à
des niveaux inférieurs à ceux connus depuis vingt ans (soit très
inférieurs, soit légèrement inférieurs mais depuis déjà plusieurs
années) […] en 2030, la France sera plus peuplée, plus âgée et sa
population active plus nombreuse. »
Cet optimisme relatif est largement lié non au retour d’une croissance à
des niveaux élevés mais surtout à l’importance des données
démographiques, les générations du « baby-boom » étant plus importantes
à quitter le marché du travail que les jeunes générations à y entrer (le
différentiel étant de l’ordre de 200.000 par an).
Et le rapport d’ajouter : « Dans tous les cas, la fragmentation du
travail et de l’emploi ainsi que l’éclatement « des mondes du travail »
devraient se développer, avec la poursuite et la remise en cause des
unités de lieu, de temps et d’action », ce qui peut être traduit par la
continuation de la diversification des statuts, des temps de travail,
des niveaux de rémunérations, et le renforcement des mobilités
professionnelles et géographiques […] une hétérogénéité croissante des
situations si les politiques publiques comme celles des partenaires
sociaux dès l’entreprise n’y remédient, en tenant compte de la
profondeur de ces transformations. »
Ce rapport se situe à l’horizon de 2030 et fait porter sur les années
2010-2020 les ajustements nécessaires, notamment sur le plan des
finances publiques, pour que notre pays puisse envisager cet horizon
optimiste impliquant une baisse significative du taux de chômage. Un
examen attentif du rapport incite à penser que dans les dix années qui
viennent les perspectives d’amélioration seront très lentes à apparaître
même dans le cas de scénarios très favorables.
Ceci veut dire que d’ici 2020 le taux de chômage restera important, que
la mobilité professionnelle sera plus développée, donc que les risques
de fragilité des parcours continueront à être importants si rien n’est
fait pour les « sécuriser » alors même qu’une « poche » importante
d’exclusion subsistera. Le combat pour l’emploi, la réduction de
l’exclusion, la lutte contre la précarité, la maîtrise de l’évolution de
l’organisation du temps dans une optique d’égalité professionnelle et de
conciliation de la vie familiale et professionnelle, seront à mener de
concert. L’accompagnement des parcours individuels sur lequel cet
article met l’accent à plusieurs reprises sera déterminant pour les plus
fragiles d’entre nous.
Les rapports entre les générations et entre les genres
Évolutions des relations intergénérationnelles
Les mutations importantes observées dans les relations
intergénérationnelles ne découlent pas seulement du vieillissement
démographique, elles sont aussi liées aux mutations de la famille et au
développement de la protection sociale. Y a-t-il des germes de tension,
des conflits possibles entre générations, comme certains le disent
(L.Chauvel ), quand on sait que la « jeunesse » se prolonge jusqu’à
trente ans, l’âge moyen d’entrée dans le statut d’adulte (emploi stable,
premier enfant et mariage) s’étant décalé dans le temps, la précarité
des relations d’emploi et autres l’emportant avant cet âge.
Du fait de l’évolution démographique, nous sommes, depuis plusieurs
années, en présence de familles multi-générationnelles, d’un «
empilement » des générations : plus de trois ou quatre générations
coexistent dans une même lignée. Grâce au progrès économique et social
et à la protection sociale, la cohabitation au sein d’un même logement,
avec les parents âgés, a diminuée. Les grands-parents peuvent à présent
suivre l’évolution des petits-enfants jusqu’à leur maturité ; la nature
des relations en est transformée, elles deviennent plus profondes et
plus continues. La figure des grands-parents est donc devenue plus
centrale qu’elle ne l’était autrefois.
Statut des femmes et éducation
Le changement de statut des femmes, qui est une des transformations
majeures de ces dernières décennies, s’est manifesté par une tendance à
l’égalité des sexes face à l’éducation et à l’emploi qui reste cependant
à parfaire ; la réorganisation progressive des tâches entre les hommes
et les femmes au sein du couple, est encore par exemple loin d’être
achevée : le temps domestique, le temps de l’aide aux autres, sont
toujours plus importants chez les femmes que chez les hommes. Et les
inégalités sur le marché du travail sont patentes : salaires, temps
partiel, faible progrès de la mixité professionnelle.
Liés à ces deux transformations, les modèles d’éducation sont devenus
plus souples, surtout après 1968 : moins de rapports hiérarchiques et
plus de coopération, de complicité entre générations que n’a pas entravé
la multiplication des modèles familiaux (modèle du contrat,
cohabitation, concubinage – 50 % des enfants naissent hors mariage –,
familles recomposées, familles monoparentales – deux millions en
France.) L’individu et son épanouissement ont été rendus possible et
placés au centre de la famille. Chaque génération se désire autonome et
semble pouvoir l’être.
Mais il ne faut pas trop forcer l’analyse : de nouvelles dépendances se
créent, comme pour les très âgés, les jeunes sont dépendants de leur
famille plus longtemps. Pour ceux-ci, avec une famille plus protectrice
que contraignante, l’autonomie ne s’acquiert qu’au terme d’un parcours
complexe, le jeune est le plus souvent un donnant droit, pas un
ayant-droit, ce qui doit conduire à un autre regard sur
l’individualisme, « l’autonomie est moins conçue comme une revendication
individuelle sans concession, une rupture, que comme une possibilité
relative » (M-O. Padis ).
Le rôle de la protection sociale
Ce profond changement a été permis par le rôle majeur qu’a joué le
développement de la protection sociale. La transformation du statut des
jeunes avec l’explosion scolaire permis par l’enseignement gratuit ou
l’aide aux études, les allocations familiales, comme aussi la montée en
puissance des retraites ont permis une certaine autonomisation des
générations. Le mouvement des transferts financiers intergénérationnels
(autrefois les enfants étaient mis très tôt au travail et, lorsqu’ils
touchaient un salaire, celui-ci était intégralement reversé à la
famille) s’est inversé, d’ascendant il est devenu descendant : l’enfant
est devenu un projet sur lequel on investit ; les personnes âgées,
n’ayant plus besoin d’être prises en charge, aident les enfants et
petits-enfants. La protection sociale en inversant le sens des
solidarités a favorisé le maintien de la cohésion sociale malgré les
transformations de la famille.
Les solidarités intergénérationnelles au sein de la famille restent donc
fortes (cependant moins dans la fratrie et la famille élargie) sous
forme de multiples échanges, matériels, financiers, affectifs. En plus
des transferts financiers, des échanges de services se font dans les
deux sens, la génération pivot – sur laquelle portent beaucoup de
charges, surtout lorsqu’elle est en situation précaire – aidant aussi
bien ses parents que ses enfants.
Ceci n’empêche pas certaines tensions et conflits entre générations.
Plus il y a de solidarité et de proximité, plus les risques de conflits
sont importants. La triple obligation de donner, de recevoir et de
rendre (A.Caillé ) qui caractérise les relations entre les êtres
humains, n’est pas exempte de sources de conflits. On peut ressentir des
sentiments d’iniquité, d’injustice au sein des fratries, les conflits
entre beaux-parents et beaux-enfants sont récurrents surtout à la
naissance des petits-enfants où apparaissent des rivalités entre la
lignée maternelle et paternelle.
Mais l’enjeu des transferts sociaux et des réformes socio-fiscales à
venir peut conduire à des tensions inter-générations. Contrairement aux
effets financiers liés à l’allongement de la durée de la vie (avec ses
transferts publics vers les retraités, 19 % du PIB), l’allongement du
temps des études et les difficultés actuelles d’entrée dans la vie
active des jeunes ont conduit à une inversion de la dette
intergénérationnelle des « actifs vers les âgés » à « des âgés vers les
jeunes » mais cela ne concerne que 5 % du PIB. On voit le fossé, source
de tensions possibles. Les ménages d’actifs sont en première ligne, ils
supportent le processus d’ajustement vers les jeunes et vers les plus
âgés, ce qui est générateur d’inégalités nouvelles entre ménages et
entre générations.
Les dynamiques territoriales
Depuis les lois de décentralisation, de plus en plus de politiques
publiques sont territorialisées. Le président de l’ARF déclarait
récemment que l’acte III de la décentralisation devrait encore aller
plus loin permettant aux collectivités locales d’adapter certaines
politiques à leur contexte dans des cadres généraux prédéfinis par la
loi nationale. On sait que J-P.Raffarin avait déjà, lorsqu’il était
premier ministre, essayé de donner ce type d’orientation sans réussir à
l’imposer vraiment. La décentralisation devrait, dans les dix ans qui
viennent, s’approfondir, ce qui ne manquera pas d’impacter le tissu
associatif qui dépendra de plus en plus des politiques que les communes,
les conseils généraux et les régions suivront.
Il est cependant nécessaire de regarder ce que les tendances économiques
et sociologiques actuelles peuvent induire sur le territoire. Le Conseil
d’analyse stratégique en 2009 a esquissé trois hypothèses qu’il est
intéressant de retenir ici :
Le risque de ghetto à la française
« La partition sociale des territoires est plus redoutée aujourd’hui
qu’il y a vingt-cinq ans. L’idée de villes à trois vitesses se développe
avec :
- la gentrification ou l’occupation des centres urbains par une
population cultivée et aisée qui chasse les catégories plus populaires.
La ville devient non plus un bien public, c’est-à-dire un lieu de
coprésence favorable à la mobilité sociale, mais un bien positionnel,
- la périurbanisation et l’éloignement des centres des classes moyennes
(contrainte des transports, isolement culturel et social). Aujourd’hui,
12 millions de Français occupent ce type d’espace. Le périurbain se
présente comme un réservoir de crises sociales à l’horizon 2025. La
menace des crises, énergétique et environnementale, met en question le
développement de ce modèle pavillonnaire. Les personnes qui ont choisi
d’investir la différence du coût du foncier ou des loyers entre
centres-villes et banlieues dans le budget automobile se trouvent
aujourd’hui prises en étau entre l’augmentation du prix de l’énergie et
leur crédit immobilier ;
- la relégation des territoires périphériques (grandes banlieues) qui
accueillent les populations défavorisées, notamment celles issues de
l’immigration avec un risque « d’entre-soi » subi. En 2008, la
population classée en ZUS représente 8 % de la population totale, soit
environ 5 millions d’habitants. Les émeutes de 2005 ont mis en exergue
la problématique du clivage résidentiel et de la ghettoïsation. Si la
ségrégation socio-spatiale perdure, les inégalités territoriales et les
risques d’insécurité devraient s’aggraver, entraînant une fuite massive
des quartiers sensibles de tous ceux qui peuvent partir. »
La France de la compétitivité locale
« Une France duale se dessine : d’un côté, les grands pôles urbains,
très insérés dans l’économie internationale, de l’autre des territoires
qui vivent essentiellement de la redistribution. Cette situation
explique la bonne tenue moyenne du territoire, surtout des régions du
Sud et de l’Ouest, qui sont à la fois les plus attractives et les moins
touchées par la crise industrielle. Cependant, les risques pour la
cohésion se renforcent. Le dynamisme des régions européennes dotées
d’une forte identité culturelle (Catalogne, Pays-basque, Lombardie,
Vénétie, Bavière, Écosse, etc.) trouve un écho dans certaines régions
françaises. Cette remontée du régionalisme a des aspects positifs mais,
derrière cette Europe des régions, pourrait aussi se profiler l’idée de
ne pas « alourdir la barque » des régions les plus riches par des
transferts vers les régions les plus pauvres. S’orienter vers des
régions économiquement et socialement auto-subsistantes permettrait,
certes de répondre à un étatisme fatigué, mais détruirait l’organisation
actuelle de l’espace français, très solidaire et très intégré. À
l’horizon 2025, avec la poursuite du transfert de compétences à l’Europe
et aux régions, la croissance pourrait se faire autour de pôles
d’excellence et de compétitivité, avec des régions quasi autonomes. La
cohésion sociale fonctionnerait à l’échelle régionale, c’est-à-dire là
où la croissance et le développement résidentiel se font. Ailleurs, dans
les régions moins attractives, on assisterait à une paupérisation suite
à l’abandon du principe de cohésion territoriale. »
La nouvelle cohérence territoriale
« À l’horizon 2025, la relance de la croissance fondée sur une économie
de l’environnement et de l’énergie pourrait s’articuler avec les
ambitions de cohésion sociale et territoriale. Dans ce scénario, la
croissance et la révolution éco-industrielle permettent à l’État de
refonder le modèle d’aménagement du territoire. Les moyens sont donnés
de mettre en œuvre le fruit des réflexions actuelles et innovantes sur
l’urbanisme, le logement et l’aménagement du territoire : l’État
s’attelle à une synthèse territoriale entre lieux de production, de
résidence et de consommation. L’action publique en matière d’urbanisme,
de logement et d’aménagement du territoire se renouvelle en profondeur.
Les nouvelles priorités sont de rapprocher les lieux de travail et les
lieux de vie et de favoriser la mixité fonctionnelle comme la création
de valeurs sur les territoires les moins attractifs. Une action
politique active se développe, dont les instruments seraient la
facilitation de la mobilité résidentielle ; l’élévation de la capacité
de pouvoir des habitants des territoires sensibles ; l’édification de
nouvelles centralités et d’offres de proximité ; le développement des
transports en commun, des « circulations douces » et des circuits courts
; une structure de gestion territoriale qui tienne compte de l’échelle
métropolitaine nouvelle et des interdépendances entre les territoires
(exemple du Grand Paris). »
La dynamique décentralisatrice initiée en 1982 va se renforcer devant
les difficultés de l’État à équilibrer son budget et surtout à impulser
des politiques par trop uniformisatrices. Quelles qu’en soient les
modalités, il faudra combattre les inégalités de développement
économique patentes à moins d’accepter un renforcement de la
métropolisation et donc un profond mouvement de mobilité géographique.
Les associations auront de plus en plus comme interlocuteurs les
collectivités locales qui, parce qu’elles sont plus proches et en
restructuration de leurs fonctions et budgets, seront plus exigeantes.
En conclusion
Dans le rapport de J.-P. Fitoussi pour le CAS, celui-ci fait le
pronostic pessimiste suivant : « Le passage à une économie
postindustrielle pourrait s’accompagner d’une polarisation de l’emploi
et d’une dualisation des évolutions salariales ; les nouveaux risques
sociaux devraient toucher les publics les plus fragiles (jeunes, femmes,
seniors, migrants) et les nouvelles formes de pauvreté afférentes se
développeront sans doute. Parallèlement, la France sera de façon
croissante confrontée aux inégalités intergénérationnelles et aux
risques d’hérédité sociale, ce qui découle d’une part d’un effet
générationnel (Trente Glorieuses versus Trente Piteuses) mais aussi
d’une difficulté du modèle français, de par ses caractéristiques
conservatrices corporatistes, à favoriser la mobilité sociale
intergénérationnelle. »
Ce rapport décrit alors trois scénarios qu’on peut résumer comme suit :
- le premier scénario est celui de « L’aléa de la naissance comme destin
», avec une société fixiste, dans laquelle les inégalités intra et
intergénérationnelles se creusent, avec des risques associés de
violence, de mal-être et d’exit (génération sacrifiée, « bons » et «
mauvais » actifs, fuite de la matière grise),
- le deuxième scénario est celui de la guerre des générations ou «
Guerre des âges », avec un modèle familialiste en crise et une perte de
confiance envers le politique et le système de solidarité,
- le troisième scénario dit de « La coresponsabilité », est celui d une
coopération sous la forme de nouvelles solidarités intra et
intergénérationnelles, d’une responsabilisation des différents acteurs
et d’une priorité aux jeunes, aux femmes et aux migrants, pour
contrebalancer les inégalités premières.
Risques anciens, nouveaux risques, quelles protections ?
Notre système de protection sociale
Dans leur rapport au CAS en 2009, Raoul Briet et François Ewald posent
le décor des dix années à venir et proposent des scénarios d’évolution.
« Le système français de protection, jusque-là caractérisé par son haut
niveau, sera amené à évoluer à l’horizon 2025 pour faire face et
répondre à de nouveaux besoins de protection. À cet horizon, les risques
auxquels se trouveront soumis les individus auront une configuration
sensiblement différente. Plusieurs facteurs contribueront à les
transformer : les évolutions démographiques, la mondialisation et les
mutations du système productif, les évolutions environnementales et
climatiques, les progrès de la connaissance et notamment les progrès
scientifiques et technologiques, les évolutions sociétales, les
changements de perception à l’égard des risques et enfin une forte
demande de participation des citoyens à la gouvernance des risques.
Trois éléments auront très probablement un impact décisif en ce sens :
l’accès plus large à l’information sur les risques, la plus forte
intégration de l’économie dans un environnement concurrentiel (européen
et mondial) et enfin les préoccupations liées à l’environnement. La
cartographie des risques à l’horizon 2025 s’en trouvera redessinée. Elle
se caractérisera par une plus grande hétérogénéité : d’une part, les
risques sociaux dits « historiques » (santé, retraite, famille, emploi,
pauvreté) se modifieront (le risque de faible qualité de l’emploi, par
exemple, deviendrait prégnant aux dépens de celui de chômage de longue
durée).
D’autre part, de nouveaux risques apparaîtront et/ou prendront une
importance telle (risques environnementaux, sanitaires, risques liés au
vieillissement, etc.) qu’ils seront susceptibles de conduire à la
fixation de nouvelles priorités en matière de protection. Simultanément
et en lien, la demande sociale de protection sera modifiée : plus forte,
elle sera également personnalisée, diversifiée et portera davantage sur
des besoins d’anticipation et de précaution à l’égard de certains
risques et sur des besoins d’adaptation des sociétés et des individus
aux enjeux du XXIe siècle (mondialisation, transformations du
capitalisme et du marché du travail, contraintes environnementales).
Ces évolutions mettront le système de protection à l’épreuve et
inviteront les pouvoirs publics et la société à débattre des
fondamentaux de la protection. Du fait de l’individualisation des droits
à la protection et de l’affaiblissement des structures de solidarités
intermédiaires, la responsabilité de l’État se trouvera renforcée. Il
pourrait devenir davantage « risk-manager » et « actif » afin
d’organiser une gestion efficiente des risques au travers d’une
gouvernance renouvelée. Devant le poids des dépenses de protection qui,
en 2025, pourrait représenter entre 50 % et 60 % du PIB (en considérant
l’évolution des dépenses sociales et environnementales, toutes choses
égales par ailleurs), les pouvoirs publics se trouveront face à des
nécessités d’arbitrage entre les risques à couvrir mais également entre
les solutions pour les couvrir. »
Les scénarios possibles
Plusieurs scénarios ont été dégagés par cette commission :
- « L’État-Providence en déclin » Il décrit une situation au fil de
l’eau à l’horizon 2025, caractérisée notamment par l’absence de réformes
institutionnelles majeures de l’État-Providence et plus globalement de
la gouvernance des risques. L’immobilisme envisagé a pour effet de «
détruire » à terme le système en vigueur, en raison en partie de son «
insoutenabilité financière ».
- « L’État-Providence en sursis » Il se distingue du premier par le
choix politique de socialiser les métiers des services à la personne
(développement d’une économie de proximité) : la demande est
solvabilisée et l’offre, organisée et intégrée dans le secteur des
services non-marchands.
- Une « Protection duale » Ce scénario décrit quant à lui un retrait
progressif de l’État-Providence et une transformation de ses fonctions.
Sous l’effet notamment de la levée du voile d’ignorance, les perceptions
des risques deviennent plus hétérogènes, ce qui conduit à une demande
fortement individualisée de protection à laquelle un système mutualiste
et solidaire ne peut répondre qu’en partie. Par ailleurs, dans ce
scénario plus inégalitaire que les autres, la redistribution verticale
s’estompe, les plus fragiles socialement font l’objet d’une protection
minimale prenant la forme de prestations et services ciblés sous
conditions de ressources. Plus généralement, les politiques publiques
évoluent vers la prévention, les incitations financières et la
responsabilité des citoyens.
- Enfin, le scénario d’une « protection durable » décrit une société
égalitaire, favorisée par un État-Providence fortement correcteur des
inégalités de chances et de résultats. L’État-manager investit dans la
prévention des risques et, le cas échéant, cible leur réparation selon
une logique de compensation et non plus selon une logique assurantielle.
Démocratie et transparence : La démocratie augmente la nécessité de
l’assurance dans la mesure où elle pousse à la connaissance, la
transparence, notamment des risques. Mais cela tient également à ce
qu’on peut appeler la société de la vulnérabilité liée à la
mondialisation : alors qu’on croyait que la croissance ferait
disparaître l’aversion au risque, c’est le contraire qui se produit,
d’où le développement de l’assurance, donc de la mutualisation et de son
corollaire, la collectivisation publique ou privée. La réponse idéale
consisterait à ne plus se contenter d’un État-Providence centrée sur la
réparation mais sur l’action à-priori : prévenir les risques en sachant
que cela se révèle coûteux donc pose des questions de modalités de prise
en charge et de financement, individualisé ou collectivisé.
Solidarité et individualisation : La prise en charge de la santé, des
soins, de la retraite, de la formation, sera de plus en plus
individualisée. Cependant, le citoyen aspirera à la solidarité : dans
les liens de proximité, dans l’appartenance à des groupes, dans la
cellule familiale recomposée, dans les rapports à l’économie. Les
questions liées à l’application du principe d’équité (accès au droit) et
de solidarité seront plus que jamais d’actualité.
Un exemple : la santé, les fins de vie
La santé est un sujet brûlant. Conçue au départ comme une caisse
d’indemnisation des salaires des actifs confrontés à un problème de
santé, la branche maladie de la Sécurité sociale est devenue
principalement un organisme de remboursement des frais de santé. Dans
les dix ans à venir, sous l’effet de l’évolution des technologies et du
vieillissement de la population, le système devrait passer très
rapidement d’une médecine essentiellement curative à une médecine
essentiellement préventive.
Or, le système de santé français aborde toutes ces évolutions avec des
handicaps : les mécanismes de décision politique n’accordent pas assez
de place aux acteurs et à la remontée des expériences de terrain ; les
logiques à l’œuvre sont pour la plupart fondées sur le recours à des
décisions sectorielles, menées avec une faible concertation, sous
l’impulsion de spécialistes, « les sachants », et ne paraissent pas
adaptées à la réalité ; la Mutualité française a des atouts
irremplaçables, en particulier des outils techniques et des acteurs,
mais, d’une manière générale, peine à se faire entendre et à faire
partager des analyses qui devraient faire consensus.
L’hôpital en est un exemple. C’est la question la plus importante à
régler dans les vingt ans qui viennent pour à la fois améliorer le
système de santé et réduire le déficit de la Sécurité sociale, car c’est
uniquement là que des économies sont possibles. D’après E. Caniard : «
Si on tirait les conséquences des progrès techniques en matière
d’organisation hospitalière, on garderait 10 % de nos capacités
hospitalières actuelles . 85 % des actes pourraient être réalisés en
ambulatoire à l’extérieur de l’hôpital. » Ce qui pose la question de
l’organisation du système de soins à l’extérieur de l’hôpital où les
réponses ne peuvent être trouvées qu’avec les associations.
« Il faut que tout ce qui touche à la mission sociale de l’hôpital soit
incarné ailleurs par d’autres acteurs. Si on continue à répondre au
problème d’accueil, de difficulté sociale avec l’outil hospitalier, le
système court à la faillite. »
« L’enjeu considérable, c’est de modifier le système d’organisation des
soins, de mettre l’expertise à disposition, de tirer les conséquences de
l’extrême spécialisation de la médecine pour réintroduire un
fonctionnement collectif qui fait aujourd’hui défaut. » Le défi est donc
de faire revenir le débat sur la prise en charge de la santé, des seules
questions de financement aux questions d’organisation de la réponse. Les
solutions doivent se trouver avec tous les acteurs de santé, notamment
les acteurs locaux et particulièrement les acteurs directs de chaque
situation singulière, d’où le rôle particulier qui devra être accordé
aux aidants et aux associations d’usagers. Comment réorienter des débats
mal posés en l’absence de concertation avec les acteurs, de pédagogie
publique, de prise en compte des savoirs de l’ensemble des acteurs, et
même de lieux de débat ?
Singulièrement, vis-à-vis de questions nouvelles, épineuses, le débat et
l’accompagnement du débat s’avèrent nécessaires. Ainsi des questions
touchant aux début et fin de vie. Les interrogations éthiques notamment
« sur l’avenir de la vie aux deux bouts de la chaîne » vont se
développer. Le Comité de bioéthique, la loi Leonetti, ont apporté aux
soignants et aux familles des réponses. Il n’en reste pas moins que pour
les générations qui ont connu l’apparition de la grande dépendance chez
leurs parents, la réflexion va devoir se développer afin d’éviter que
les questions ne soient abordées qu’entre-soi ou dans des soliloques
personnels. Mais se poseront également de plus en plus de questions sur
l’avenir de la reproduction humaine quand on sait les capacités
qu’ouvrent aujourd’hui les recherches sur l’embryon (J.Attali ). Là
aussi, il ne manquera pas dans les dix années qui viennent de débats que
le monde associatif va devoir explorer. Comme le dit le CAS dans le
rapport Briet-Ewald, « la diffusion des technologies posera
nécessairement des questions d’éthique auxquelles devra répondre une
réflexion normative continue. L’ensemble de la vie est concerné : la
personne humaine d’abord […] ; la nature : la place de l’homme
technologique dans l’univers physique (par exemple : jusqu’où peut-on
artificialiser l’humain ?) ; la société : la technologie comme médiateur
de plus en plus présent dans les relations sociales (par exemple :
l’addiction aux univers virtuels) ; le citoyen : les libertés face à des
États et des entreprises disposant de moyens massifs de traitement des
informations (le viol de l’intimité, les frontières de la personnalité).
On peut penser que ces questions doivent sans attendre être prises en
charge par des groupes de réflexion et d’action. Les associations
constituées comme les mutuelles doivent s’en saisir. Là encore, seule
l’organisation de débats publics permettra une juste conciliation entre
le principe de précaution ou le respect de règles morales et le
nécessaire progrès scientifique. La fonction tribunitienne des
associations doit également les conduire à participer au débat sur les
grands choix auxquels est confronté notre système de protection sociale
et particulièrement le système de santé. Enfin, et l’exemple de
l’hôpital est déterminant, les associations seront appelées à jouer un
rôle de plus en plus important dans le domaine de la santé.
L’accompagnement des malades, des personnes dépendantes,
l’hospitalisation de jour, etc., tout pousse à ce que se structurent des
réponses associatives. L’accompagnement est un thème structurant de
demain. « C’est une invitation à la coordination des acteurs de
l’économie sociale et solidaire ». (Étienne Caniard)
En guise de conclusion générale
Notre société change. Elle change plus profondément et rapidement que
par le passé. En beaucoup de domaines, sans qu’on n’en saisisse
précisément les interdépendances. S’établissent « de nouvelles relations
à la nature et au monde (question écologique), de nouvelles relations
aux savoirs et à la connaissance (question scientifique), de nouvelles
relations à soi, aux autres et à la société (question humaine, sociale
et politique). Il nous faut en conséquence penser le mouvement, le
multiple, développer une intelligence de la complexité , favoriser les
apprentissages. Plus que d’adaptation, nous nous trouvons face à un
devoir d’invention.
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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