[Infoligue] « Le lien associatif est à l’origine des mutations de la société »

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 18 Oct 18:01:10 CEST 2016


« Le lien associatif est à l’origine des mutations de la société »


Publié par : LE MONDE
Le : 18.10.2016
Propos recueillis par Anne Rodier

*******************

Pour le sociologue Roger Sue, c’est notre appétence sociale qui a 
notamment provoqué l’explosion d’Internet.

Le sociologue Roger Sue est ­professeur à l’université Paris-Descartes - 
Sorbonne, et membre du Centre de recherche sur les liens sociaux 
(Cerlis). Il est aussi président du comité d’experts du réseau 
associatif Recherches & solidarités. Dans son dernier livre, La 
Contre-Société (Les liens qui libèrent, 250 p., 17 €), il explique 
­notamment que l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux est la 
conséquence de l’associativité dans la société.

Dans votre dernier essai, vous ­affirmez que c’est le lien associatif 
qui est à l’origine des profondes ­mutations de la société : de la 
multiplication des plates-formes numériques à la fragmentation du 
travail. N’est-ce pas l’inverse ?

Non. L’histoire industrielle montre que les technologies ne s’imposent 
jamais par hasard. Les tiroirs débordent de technologies qui n’ont 
jamais fonctionné, car elles ne correspondaient pas à des aspirations ou 
des besoins sociaux suffisamment ­développés.

La technologie Internet elle-même dormait un peu depuis une cinquantaine 
d’années. Elle avait été développée pour des raisons militaires et, tout 
d’un coup, elle émerge, embrase et sature un marché en très peu de 
temps, alors que c’est une technologie nouvelle, complexe et qui coûte 
cher. Et tout flambe, car le média met en relation les gens sur la 
forme, sur le mode dans lequel ils souhaitent échanger : le réseau, 
autrement dit l’associativité.

Le réseau est une conception ancienne. Saint-Simon est un 
associationniste du XIXe siècle. Un de ceux qui pensent 
l’associationnisme politique, comme j’essaie de le penser pour le XXIe 
siècle. Pensant cela, il développe la question des réseaux. Elle va 
produire le courant des polytechniciens qui seront la base française de 
l’infrastructure industrielle. Le maillage du territoire par le chemin 
de fer est une pensée du ­réseau. Ces réseaux sont nés de l’idée qu’il 
fallait associer les gens dans un territoire avec les infrastructures. 
Cette pensée ­dérive de l’associationnisme. Aujourd’hui, il y a une 
sorte de ­réplique de cette idée de réseau qui se fait différemment, car 
le rapport social a changé, et qui a développé un média qui lui 
ressemble : Internet.

En quoi le rapport social s’est-il ­modifié ?

Actuellement, la composition du rapport social est totalement inédite et 
­redéfinit la sociabilité autour de quatre termes : l’individualité, la 
singularité, l’égalité et l’altérité. Le siècle des Lumières a vu naître 
la notion d’individu par ­similarité. Aujour­d’hui émerge une autre 
forme d’individu par singularité. Sous le même mot les réalités sociales 
sont différentes. L’individualité n’est pas opposée à la ­socialité, 
bien au contraire, elle ne se développe qu’à proportion de l’altérité. 
Proudhon le disait déjà, on n’est jamais individu qu’à proportion des 
cercles de relations que l’on a. Cette socialité élargie n’est pas que 
numérique ou ­réseau social. Ceux qui ont le plus de contacts réseaux 
sont aussi ceux qui ont le plus de relations dans la vie réelle.

Cette socialité élargie a amené un nouveau regard sur l’égalité. La 
relation d’égalité de principe (et non de fait) est beaucoup plus forte. 
Tout le monde se prend pour quelqu’un, se pense dans la singularité. 
D’où un ressenti des inégalités beaucoup plus fort : de nos jours, elles 
sont insupportables bien qu’elles se soient réduites. Ce nouveau 
principe est plus fort, car non plus basé sur le matériel mais sur 
l’existentiel. L’ego fait l’égalité. L’affirmation de l’individu renvoie 
à des principes d’égalité. C’est la notion d’individu relationnel que 
j’ai théorisée. Et cette recomposition des liens sociaux est vécue dans 
toutes les sphères de la société.

Quel y est le rôle des associations ?

L’engouement pour l’association est porté par l’associativité qui le 
motive. Le nombre d’associations est en progression quasi verticale. 
Dans les années 1960, on en comptait 450 000, créées au rythme de 40 000 
par an. Il s’en crée aujourd’hui près de 70 000 par an [d’après le 
Journal officiel, en 2015, 71 031 associations ont vu le jour] pour un 
total de 1,3 million. Les ­associations sont plébiscitées. En termes 
d’emploi, elles ont toujours produit 1,5 fois plus que le secteur 
marchand. Et il n’y a jamais eu de véritable recul, malgré le fait que 
les subventions ont baissé.

On ne peut pas comprendre cet engouement sans voir, derrière, 
l’associativité qui le motive. Les formes d’engagement ont changé. Il y 
a une horizontalité plus grande du rapport social et de la société. On 
retrouve une sorte d’isomorphisme entre l’associativité, le réseau 
associatif et la technologie Internet. Pas de haut, pas de bas, chacun 
peut être émetteur, sur le mode de l’horizontalité, pour le pire et pour 
le meilleur. On assiste à une sorte d’absorption des médias 
traditionnels par les réseaux. Quand le théo­ricien des médias Marshall 
McLuhan ­disait « the medium is the message », il ­disait que le média 
renvoie à des formes de lien social. Internet est une métaphore 
technologique du lien social.

Qu’est-ce qui a provoqué, selon vous, le big bang qui a fait du lien 
associatif le moteur du XXIe siècle ?

Une rupture qualitative et une accélération extraordinaire qui sape 
toutes les verticalités de notre société.

L’origine n’est pas la technologie ?

Non. La technologie à elle seule ne permettrait pas une telle 
révolution. Et elle n’aurait pas pris comme ça. L’usage du ­téléphone 
mobile s’est banalisé en quinze ans. Il a fallu cinquante ans à la 
­télévision, cent cinquante ans à la presse. Il est inimaginable qu’on 
ait pu saturer un marché avec les mobiles sans qu’il y ait eu une 
appétence sociale, une volonté de faire une société relationnelle, avec 
toutes les difficultés liées au monde des associations, qui n’est pas un 
monde de Bisounours.

Quelle est l’étincelle de ce big bang ?

A la prégnance du relationnel se sont ajoutés deux autres éléments 
sociologiques qui expliquent la nouvelle composition du rapport social : 
une élévation du niveau culturel de l’information et une ­réduction du 
temps de travail, qui à l’échelle d’une vie représente moins de 10 % de 
­notre temps. La conjonction de l’allongement des études, de la 
diversification des formes d’emploi et du vieillissement ­démographique 
a sorti les individus de la sphère travail.

Ces éléments ont concouru à une ­recomposition du lien social car ce 
temps libéré a dé-hiérarchisé la société. Aujour­d’hui, le temps 
dominant est le temps ­libéré du travail, pour le meilleur et pour le 
pire. Ce n’est plus pour autant la société de loisirs des années 1960, 
mais ce qui était anciennement des formes de pur loisir devient le 
centre de la vie. Les gens font de leur activité dans les associations 
le centre de leur vie. Le centre de gravité de leur vie s’est déplacé, 
le travail est devenu instrumental. C’est cette matrice de 
l’associativité qui permet de faire une lecture globale des mutations en 
cours dans toute la société : la famille, les loisirs et le travail. Ce 
que les gens réclament aujourd’hui, c’est le retour à la citoyenneté.

     Anne Rodier
     Journaliste en charge de l'emploi et du management, Service 
Economie, et responsable du semestriel Le Monde-Campus



-- 

-----------------------
Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
Mel : denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
-----------------------
Nos sites :
http://www.laligue-alpesdusud.org
http://www.laligue-alpesdusud.org/associatifs_leblog
-----------------------





Plus d'informations sur la liste de diffusion Infoligue