[Laicite-info] Pour l'économiste Yann Algan, l'école doit construire la confiance et la coopération pour bien enseigner la morale

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 22 Avr 08:11:42 CEST 2013


Pour l'économiste Yann Algan, l'école doit construire la confiance et la 
coopération pour bien enseigner la morale

Publié par : Le Monde.fr
Le :  21.04.2013
Propos recueillis par Maryline Baumard

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Yann Algan est professeur d'économie à Sciences Po. En 2009, il a reçu 
le prix du meilleur jeune économiste français décerné par Le Monde et Le 
cercle des économistes pour ses travaux sur les relations entre 
confiance et économie. En 2012 il cosigne " La fabrique de la 
défiance... et comment s'en sortir " (Albin Michel), un livre où l'école 
tient une large place (Prix Lycéen du Meilleur livre d'économie). A ses 
yeux, plus qu'une morale laïque, ce dont a surtout besoin l'école 
française est de profondément réformer ses méthodes pédagogiques pour 
enseigner la coopération dès le plus jeune âge.

A vos yeux d'économiste, qu'est-ce qu'une " morale laïque " ?

Indépendamment des religions et des choix de chacun, c'est la culture 
commune nécessaire au ciment d'une société. Une morale laïque promeut 
les valeurs de tolérance, de coopération, de solidarité et crée un code 
commun des comportements pour vivre en bonne harmonie. J'ai toutefois 
quelques réticences vis-à-vis du terme de " morale " que je trouve 
surchargée. La référence sous-jacente à notre Troisième République est 
naturellement importante. Mais le rôle de l'école n'est il pas plutôt de 
transmettre une instruction civique ? Quels grands principes " moraux " 
l'école doit-elle transmettre, si ce n'est l'art du vivre ensemble ?

Pourtant, le terme même est plébiscité par les parents. Tout le monde en 
redemande. Pourquoi ?

Ce plébiscite est la preuve que notre société souffre du manque de 
coopération et de réciprocité. Les parents comptent sur l'école pour 
changer cet état de fait. Ces attentes sont légitimes, mais se heurtent 
à une dure réalité : l'école actuelle a beau enseigner l'instruction 
civique, elle ne permet pas le développement de ces valeurs.

Vous préciseriez ?

Toutes les mesures internationales, notamment à partir des enquêtes PISA 
de l'OCDE, montrent que l'écolier français se sent beaucoup moins bien à 
l'école que les enfants des autres pays développés : il se sent moins 
appartenir à une communauté et souffre d'absence de coopération. Notre 
école a beau rappeler les grands principes de vie ensemble, elle 
développe moins le goût de la coopération que celui de la compétition. 
Dans une étude récente avec Pierre Cahuc et Andrei Shleifer, publiée 
dans l'American Economic Journal, nous montrons que ce déficit de 
capital social des écoliers français est lié aux méthodes pédagogiques 
trop verticales dans notre système éducatif. Selon les enquêtes 
internationales, les écoliers français sont ceux qui apprennent le moins 
à travailler en groupe, et consacrent l'essentiel de leur temps à 
prendre des notes au tableau. Or la coopération, la confiance, se 
construit dès le plus jeune âge !

Lorsque vous analysez dans vos livres qu'en France plus qu'ailleurs nous 
vivons dans une société de la défiance, en fait vous dites tout 
simplement que la morale laïque fait défaut à notre société ?

Oui. Parmi les 97 pays couverts par les enquêtes World Value Survey, qui 
mesure le bonheur de vivre ensemble, la France se situe au 58ème rang. 
Seul un Français sur 5 fait confiance aux autres, c'est trois fois moins 
que dans les pays nordiques, mais aussi beaucoup moins que dans les 
autres pays développés. La défiance imprègne l'ensemble de la société 
française. Elle se manifeste à l'encontre de la classe politique, des 
institutions comme la justice, au sein de l'entreprise et plus 
généralement envers tous ceux que l'on ne connaît pas. Notre pays est 
dominé par l'idée que le bonheur est privé et le malheur public. Comment 
voulez-vous que nous vivions bien ensemble ?

Une telle défiance a évidemment un prix en terme de développement ?

Nos sociétés modernes devraient disposer d'une organisation horizontale 
laissant une part d'initiative à chacun et reconnaissant les compétences 
de tous. Or, pour remplacer nos structures hiérarchiques au bénéfice de 
structures horizontales, il faut un minimum de confiance entre 
concitoyens ou collègues du travail. Ce n'est pas notre cas et nous nous 
retrouvons avec les entreprises parmi les plus hiérarchiques des pays 
développés. Le coût économique d'une telle organisation verticale était 
moindre dans un monde fordiste, un monde du produit manufacturé, mais 
dans une société de la connaissance, ça ne marche plus. On a trop de 
déperdition d'intelligence. Dans nos sociétés de l'innovation et des 
services, tout le monde peut avoir une bonne idée ! La France ne l'a 
toujours pas compris.

En plus cela a un coût humain ?

Oui, le sentiment d'absence de coopération à un coût humain beaucoup 
plus important que le simple coût économique. Vivre dans une société où 
l'on se défie de nos institutions publiques et de nos entreprises pour 
réguler les principaux risques de notre vie (sanitaires, 
environnementaux, économiques) est extrêmement anxiogène et angoissant. 
Pas étonnant que les Français soient les champions du monde des 
anti-déprésseurs.

Pour remédier à cela, l'école joue un rôle fondamental. Les compétences 
sociales et plus généralement les capacités non cognitives comme la 
coopération avec les autres, l'estime de soi et la confiance dans 
autrui, se développent très tôt, dès 3-4 ans. Aux Etats-Unis, des études 
scientifiques suivent depuis 40 ans l'expérience du Perry Preschool 
Project, où des enfants ont été très tôt sensibilisés à ces principes de 
socialisation. Ces enfants ont mieux réussi, sont plus souvent en 
emploi, moins tombées dans la criminalité que les échantillons témoins 
d'enfant qui avaient les mêmes caractéristiques sociologiques, le même 
QI, au départ mais qui n'ont pas bénéficié d'un tel programme. A 
Montréal, nous étudiions une enquête du même type initiée en 1983 auprès 
de très jeunes garçons présentant des difficultés d'insertion sociale. 
Les jeunes sensibilisés aux valeurs du vivre ensemble ont une 
probabilité d'être en emploi de 10 points supérieure à celle du groupe 
témoin d'enfants qui n'ont pas bénéficié de ce type d'enseignement basé 
sur la coopération.

Mais ce n'est pas un enseignement de morale laïque qui a lui seul 
permettra ces changements ?

Il est toujours important de rappeler les grands principes, mais un 
enseignement moral théorique ne suffira pas à changer les comportements. 
On a beau lire Liberté-égalité-fraternité au fronton des écoles, cela ne 
garantit pas que ces trois idéaux soient effectifs à l'école et plus 
généralement dans notre société. Ce qui est important c'est de faire 
vivre ces notions.

Je crois surtout que notre école insiste trop exclusivement sur les 
capacités cognitives sans se soucier des capacités sociales de 
coopération avec les autres. Selon des enquêtes internationales (Pirls 
et Timss) sur les pratiques scolaires, 56% des élèves français de 14 ans 
déclarent consacrer l'intégralité de leurs cours à prendre des notes au 
tableau en silence. C'est le taux le plus élevé de l'OCDE après le Japon 
et la Turquie. Où est l'échange, le partage, la relation ? D'autant qu'à 
contrario, 72% de nos jeunes déclarent ne jamais avoir appris à 
travailler en groupes avec leurs camarades !

Comment voulez-vous qu'on développe la coopération, l'esprit de groupe à 
l'école, puis ensuite dans le monde de l'entreprise?

L'école française est vraiment restée sur un mode de transmission 
verticale du savoir. Or un enfant confronté à un enseignement vertical 
croit moins aux vertus de la coopération, à l'intérêt de la confiance, 
puisqu'il ne l'a pas expérimenté !

Vous pensez que la Réfondation de l'école sera l'occasion de cette 
révolution ?

Saluons les efforts du Ministre d'ouvrir au moins le débat. La prise de 
conscience du déficit de coopération de notre société est aujourd'hui 
très largement partagée. Mais si l'on veut refonder l'école française, 
il ne suffira pas d'introduire un cours de grands principes généraux sur 
la morale laïque. Il faudra réformer en profondeur les méthodes 
pédagogiques verticales de l'école française et apprendre dès le plus 
jeune âge à coopérer, à travailler en groupe, à innover, et à avoir le 
droit de se tromper ! Il est essentiel également de proposer aux 
enseignements des formations pédagogiques dignes de ce nom. Les 
enseignants sont les premiers à souffrir du déficit de formation sur les 
pratiques pédagogiques. Et surtout il faudra évaluer l'efficacité de ces 
politiques. Le retour de la morale laïque est un serpent de mer qui 
revient tout le temps. Pour faire avancer concrètement le débat, donnons 
nous enfin les moyens d'évaluer sérieusement les effets d'un changement 
des méthodes d'enseignement.

Maryline Baumard

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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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