[Laicite-info] Laïcité et religion en entreprise
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 16 Juil 09:19:47 CEST 2013
Laïcité et religion en entreprise
Publié par : LE MONDE
Le : 14.07.2013
Par Hiacham Benaissa (Chercheur au sein du Groupe sociétés religions et
laïcités (GSRL)) et Sylvain Crépon (Sociologue, chercheur associé au
laboratoire Sophiapol de l'université Paris-Ouest-Nanterre)
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Le ramadan est souvent l'occasion de mesurer la qualité des liens entre
l'Etat français et les représentants des instances musulmanes. La
polémique récente entre ces instances représentatives de la communauté
musulmane en France sur la date du début du jeûne laisse transparaître
des fondations encore fragiles.
Excepté ce couac, il semble que le "mois sacré" commence cette année en
France sous des auspices qui se veulent plus apaisés que par le passé.
François Hollande n'a-t-il pas déclaré devant le Parlement tunisien, le
5 juillet, que "la France sait que l'islam et la démocratie sont
compatibles" ?
Peu relayée dans les médias, cette déclaration semble vouloir poser les
bases d'un dialogue serein entre l'Etat français et des instances
musulmanes françaises qui peinent à trouver leur place au sein d'une
société où les pratiques liées à leur religion suscitent encore beaucoup
de défiance.
RÉGULIÈREMENT INVOQUÉE
Plébiscitée et pourtant mal connue, la laïcité se voit régulièrement
invoquée pour se garder de ce qui est perçu comme un empiétement de
l'islam sur un espace public devant s'attacher à demeurer neutre. C'est
sans doute en ce sens qu'il faut interpréter un sondage BVA, en date du
25 mars, établissant que plus de 80 % des Français souhaitent étendre le
principe de neutralité à l'ensemble des lieux accueillant le public, et
notamment aux entreprises privées.
Récemment, une enquête menée conjointement par l'Observatoire du fait
religieux en entreprise (OFRE) et Randstad (groupe de services en
ressources humaines) a établi que, si un quart des salariés interrogés
disent avoir déjà été confrontés au fait religieux dans leur société,
deux tiers des manageurs et cadres en ressources humaines ne voient pas
l'opportunité d'une telle loi. Cette extension du principe de neutralité
sur les lieux de travail suscite de nombreuses incompréhensions et
génère des confusions qu'il importe de clarifier.
Si la polémique a surgi durant la dernière décennie, la problématique
est plus ancienne. Dans le cadre de luttes sociales menées au début des
années 1970, les syndicats de l'industrie de l'automobile ont inscrit
dans leurs revendications plurielles l'aménagement de lieux de culte
pour les immigrés issus des pays du Maghreb. Renault fut ainsi la
première à ouvrir une salle de prière à ses salariés musulmans en 1976,
suivie deux ans plus tard par Talbot. Les directions d'entreprise
voyaient ces aménagements comme un élément fort de régulation sociale.
DES RÉACTIONS MARGINALES
Le religieux en entreprise a donc eu des précédents à une époque où sa
présence n'était pas considérée comme une menace, si l'on excepte des
réactions marginales mais néanmoins violentes dans certaines usines.
Quelle est alors la particularité de cette problématique aujourd'hui ?
La question ne manque pas de surprendre, alors que, tant dans le monde
économique que dans celui de la politique, l'heure est à louer les
bienfaits de la diversité, celle-ci étant même parfois présentée comme
une plus-value pour l'entreprise.
Cela fait maintenant plusieurs années qu'en tant que sociologues nous
dispensons des formations et conseils auprès d'entrepreneurs, de
directeurs de ressources humaines, de manageurs ou de chefs de service
de collectivité sur des questions touchant aux discriminations.
Plusieurs d'entre nous ont été sollicités pour une tout autre
problématique, celle touchant à la manifestation du fait religieux sur
les lieux de travail. Les responsables en question sont souvent
décontenancés par de telles demandes, et nous avons plusieurs fois
constaté de réelles tensions au sein des entreprises autour de ces
questions.
La plupart d'entre eux évaluent leur apparition au début des années
2000. C'est précisément à la même période que l'arsenal juridique de la
lutte contre les discriminations dans l'accès au logement, aux aides
sociales et au travail se renforce en France, notamment sous l'impulsion
du droit européen.
La loi de 2001 relative à la lutte contre les discriminations a édicté
18 critères, parmi lesquels figurent les convictions religieuses.
L'entreprise a ainsi été sommée de mettre en place des dispositifs
efficaces luttant contre toute forme de discrimination, directe ou
indirecte.
LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS
C'est dans le même élan que l'on a vu apparaître en 2004, à l'initiative
du monde entrepreneurial avec notamment la Charte de la diversité,
l'autre versant plus "positif" de la lutte contre les discriminations :
la promotion de la diversité. Sans contenu juridique précis, elle a bâti
les composantes de la diversité à partir de ces 18 critères.
Cette mise en avant de la diversité a contribué à donner aux entreprises
un rôle plus important dans la gestion des problématiques auparavant
réservées aux pouvoirs publics. Lors des entretiens effectués auprès des
entrepreneurs et manageurs, la plupart utilisaient la métaphore de la
photographie, stipulant qu'une entreprise devait correspondre, dans ses
composantes, ses couleurs, ses tons et ses nuances, et ce à tous les
échelons, à une photographie de la société française.
Cette politique d'une entreprise plus diversifiée a permis de mettre en
avant une chose importante : les entreprises étaient composées d'un
personnel homogène, tant du point de vue identitaire que du point de vue
social. Sinon, pourquoi promouvoir la diversité si les entreprises
étaient déjà diversifiées ?
C'est bien qu'elles ne l'étaient pas jusque-là. Mais lorsqu'on souhaite
être à l'image de la société, on endosse dans le même élan les
problématiques, les craintes, les doutes de celle-ci. Et donc, intégrer
la diversité, c'est intégrer la diversité dans toutes ses composantes.
Par conséquent, inclure de la diversité, c'est aussi inclure de la
diversité religieuse, une composante qui se révèle être un effet
secondaire d'une politique plus globale.
VISIBILITÉ RELIGIEUSE
Des craintes se sont exprimées, à la suite desquelles on a vu émerger
dans le monde entrepreneurial des discours qui, tout en promouvant les
bienfaits de la diversité dans l'entreprise, prônaient la neutralisation
de toute visibilité religieuse, en se référant pour se faire au principe
de neutralité de la loi de 1905. Ce qui revenait à s'opposer à une
pratique singulière au nom de principes universels.
Or il semble difficile de vouloir recruter quelqu'un parce qu'il est
"Autre" pour en faire du "Même", de le différencier d'abord pour
l'indifférencier ensuite. Les entreprises naviguent à vue sur cette
question, aussi parce qu'elles se retrouvent coincées entre deux
discours : la neutralité et la diversité. Ce sont deux discours qui
s'énoncent en s'ignorant, et s'annulent parce qu'ils s'ignorent.
La promotion de la diversité a ainsi pu constituer un levier paradoxal
favorisant la manifestation du fait religieux dans les entreprises, mais
sans qu'elle l'assume tout à fait. La contradiction est de surcroît
accentuée par le fait que, comme vient de le rappeler la Cour de
cassation à propos de l'affaire Baby Loup, le principe de neutralité ne
s'applique pas dans les entreprises privées, ce que beaucoup
d'entrepreneurs confrontés à des manifestations religieuses dans leur
société ont du mal à concevoir, même si le droit du travail régule
l'expression religieuse.
LES "MUSULMANS"
A ce paradoxe prêtant à de multiples confusions, il faut ajouter le fait
que depuis une dizaine d'années on a cessé d'identifier les personnes
issues de l'immigration maghrébine et leurs descendants en termes
ethniques ("Maghrébins", "Arabes") pour les identifier en termes
religieux : les "musulmans".
Ce transfert d'assignation identitaire a été repris au plus haut sommet
de l'Etat, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, ayant tenu à
nommer un "préfet musulman", ce qui n'avait pas manqué d'embarrasser le
préfet concerné et ceux qui considéraient, en plein débat sur
l'interdiction des signes religieux à l'école, que cela contredisait les
valeurs de la République.
Les dynamiques sociales qui sont à l'oeuvre en France, favorisées tant
par le contexte de promotion de la diversité que par les politiques de
lutte contre les discriminations, consacrent irrésistiblement à des
postes de responsabilité des visages, des profils, des histoires
nouvelles et différentes contre lesquelles toute résistance semble
vaine. Les multiples positions qui voient des décideurs, tant
économiques que politiques, louer dans un même élan la promotion de la
diversité et le principe de neutralité laissent apparaître une véritable
schizophrénie qui ne peut que contribuer à semer la confusion dans les
esprits citoyens.
En définitive, nous voyons s'exacerber sous nos yeux la tension
théorique traditionnelle entre nos catégories nationales – citoyens
égaux et abstraits – et la diversité des identités du monde, sans que
l'on soit encore capable de les articuler sereinement. La réalité
sociale est telle aujourd'hui qu'on ne peut plus faire semblant de ne
pas la voir.
Hiacham Benaissa (Chercheur au sein du Groupe sociétés religions et
laïcités (GSRL)) et Sylvain Crépon (Sociologue, chercheur associé au
laboratoire Sophiapol de l'université Paris-Ouest-Nanterre)
Le droit et ses perceptions
Réguler l'expression religieuse au sein d'une entreprise privée sans
contrevenir au dispositif juridique qui incite à lutter contre toutes
les formes de discriminations. Telle est l'injonction à laquelle doivent
répondre les entreprises confrontées aujourd'hui à la double aspiration
de la part de certains de leurs salariés de concilier vie
professionnelle et vie religieuse.
Le principe de neutralité ne pouvant être invoqué dans les entreprises
privées, chaque traitement d'une problématique particulière doit être
juridiquement fondé, c'est-à-dire objectif et étranger à toute forme de
discrimination.
Beaucoup d'entrepreneurs apprennent souvent avec surprise que, sur les
lieux de travail régis par le droit privé, la liberté religieuse prime
sur la neutralité. Il leur faut donc inverser des schémas de perceptions
initialement intégrés et partir du principe que les pratiques
religieuses, en l'état actuel des choses et au-delà de toute
considération morale, doivent pouvoir s'exprimer dans l'entreprise.
SIX PRINCIPES
Ces expressions sont aujourd'hui encadrées par le droit du travail, et
la doctrine jurisprudentielle a fixé six principes qui restreignent la
manifestation de convictions religieuses dans l'entreprise. Ils peuvent
être divisés en deux catégories: ceux qui protègent l'individu
(sécurité, hygiène et prosélytisme) et ceux qui garantissent la bonne
marche de l'entreprise (organisation de la mission, aptitudes à sa
réalisation et intérêts commerciaux de l'entreprise).
Ainsi, une même pratique religieuse peut, selon les cas, contrevenir à
la jurisprudence restreignant la religion au travail, ou bien, au
contraire, susciter une interdiction discriminatoire.
Il n'existe donc pas un modèle générique qui s'applique à l'ensemble des
entreprises. Chaque cas s'évalue en fonction de la nature de
l'entreprise et de son secteur d'activité. Le ramadan qui vient de
débuter en France est un exemple devant lequel certaines entreprises
sont amenées à interroger leur mode d'organisation des ressources humaines.
FAIRE PREUVE DE BON SENS
Adapter les horaires, voire les congés, des salariés musulmans
pratiquants astreints à des tâches physiques en période de ramadan
apparaît comme du bon sens pour la plupart des entrepreneurs, bien que
le droit ne dise rien sur le sujet.
D'autres craignent de fournir des outils concrets à une catégorisation
identitaire de ces salariés.
Si certaines pratiques religieuses suscitaient moins de réactions il y a
encore peu de temps, c'est qu'elles bénéficiaient d'accommodements
personnalisés, officieux et gérés au jour le jour.
Dès lors que la problématique se publicise, elle se fait l'écho des
polémiques qui agitent le champ politique. Les conflits portent alors
moins sur des questions juridiques que sur des perceptions
contradictoires du monde. Des réactions qui montrent que l'entreprise
reste largement perméable aux polémiques, tant idéologiques que
politiques, traversant la société française depuis plusieurs années.
Auteurs
Hicham Benaissa Chercheur au sein du Groupe sociétés religions et
laïcités (GSRL). Il étudie les implications théoriques et pratiques de
l'implantation de l'islam en France.
Il a récemment participé à l'ouvrage collectif, "L'islam et la France,
chronique d'une histoire commune" (Editions Chronique, 2012)
Sylvain Crépon Docteur en sociologie, chercheur associé au laboratoire
Sophiapol de l'université Paris-Ouest-Nanterre. Ses recherches portent
sur les minorités religieuses en France et en Europe, et sur l'extrême
droite. Il a publié "Enquête au cœur du nouveau Front national" (Nouveau
monde éditions, 2012)
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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