[Laicite-info] Jean Baubérot > La Cour européenne: attention à une laïcité négative

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mer 2 Juil 09:19:23 CEST 2014


Jean Baubérot > La Cour européenne: attention à une laïcité négative

Publié par : 
http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot/010714/la-cour-europeenne-attention-une-laicite-negative
Le : 01 juillet 2014
Par : Jean Baubérot

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Héritage de la période Sarkozy-Copé-Guéant, la loi sur l’interdiction du 
voile intégral est loin de sortir indemne de l’arrêt rendu ce mardi 1er 
juillet par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de 
l’homme. Certes, très majoritairement, les juges ont débouté le recours 
effectué par la requérante (Affaire S.A.S. contre France). Mais ils ont 
accompagné leur jugement de considérants très sévères sur l’attitude 
actuelle de la France en matière de libertés publiques. Leur arrêt sonne 
comme un “ halte là ! ”, n’allez pas plus loin.

Bref rappel : la loi sur l’interdiction du voile intégral a été votée en 
2010 en dépit des avertissements du Conseil d’Etat. Celui-ci avait émis 
un avis défavorable à une « interdiction absolue et générale » et 
indiqué les lieux où la sécurité publique et la lutte contre la fraude 
justifiaient une interdiction. Il avait insisté sur les « fortes 
incertitudes constitutionnelles et conventionnelles » d’une telle loi. 
Fillon avait répliqué: peu importe, nous prenons un « risque juridique ».

Lors d’un débat à l’EHESS, une juriste, Anne Levade, avait soutenu 
l’idée que la loi avait de fortes chances d’être retoquée par le Conseil 
constitutionnel. Je lui avais répondu en substance : Vous avez sans 
doute raison, de votre point de vue de juriste. Mais, outre que le 
Conseil constitutionnel n’est pas une Cour suprême, il va être mis 
devant un dilemme, créé par la loi elle-même. Alors que les quelques 
centaines de femmes qui portaient le voile intégral (devenues presque 
2000 après les mois de publicité gratuite par les débats autour de la 
loi sur la dite burqa) ne constituaient nullement un problème social ou 
politique, cette loi a mis en scène un grand affrontement 
République-extrémisme religieux. Pendant des mois, le problème a été 
(faussement) posé en ces termes. Donc, au niveau des représentations 
sociales, désavouer la loi semblerait “donner raison aux extrémistes”. 
Dans un tel contexte, le Conseil ne pourra qu’avaliser la loi.

C’est ce qui arriva. Le Conseil rétablit cependant la possibilité de 
porter le voile intégral autour des édifices religieux, et une 
manifestation ironique vit des femmes se vêtir d’un voile intégral pour 
déambuler autour de Notre-Dame de Paris.

La Cour européenne était dans le même dilemme que le Conseil 
constitutionnel, et je m’attendais à un tel verdict. Dans la conjoncture 
internationale actuelle, et même s’il est tout à fait injuste d’en faire 
porter le chapeau aux femmes en voile intégral, une autre décision 
serait apparue comme une “ prime au radicalisme ”. Elle n’était donc pas 
possible. Comme l’indique Max Weber, il faut savoir affronter les « 
faits désagréables » sinon on se drape en avocat d’une juste cause et on 
perd le contact avec la complexité du réel. J’ai clairement indiqué, à 
l’époque, lors de mon audition devant la Mission parlementaire, à la 
fois mon opposition au voile intégral et mon opposition à la loi (1). Je 
n’ai nullement changé d’avis. Mais c’est d’abord en jouant mon rôle de 
sociologue que je peux donner un apport citoyen. Et ce rôle consiste à 
rappeler, quand cela s’avère nécessaire, les dures “réalités”. Pour 
pouvoir être efficace, une lutte doit être la plus lucide possible.

Le fait neuf et important, et dont il faut se réjouir, est le suivant : 
moins proche du pouvoir politique, la Cour européenne n’a pas fait 
preuve de la même mansuétude envers la France que le Conseil 
constitutionnel. Certes, elle a admis que la loi pouvait faire partie 
des domaines où « la France disposait d’une ample marge d’appréciation 
», relevant que « les sanctions en jeu - 150 euros d’amende maximum et 
l’éventuelle obligation d’accomplir un stage de citoyenneté en sus ou à 
la place - sont parmi les plus légères que le législateur pouvait 
envisager ». Elle a rejeté les motifs de sécurité car, à ce niveau, une 
interdiction absolue ne lui semble pas « proportionnée ». Elle a 
également rejeté les motifs de l’égalité femme-homme et de la dignité 
des personnes, car elle estime que la requérante souhaite se vêtir « 
comme son approche de la religion le lui dicte ». En revanche, elle 
accepte un autre motif que le Conseil d’Etat avait jugé fragile : « le 
fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important 
dans l’interaction sociale » et admet « que la clôture qu’oppose aux 
autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme 
portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de 
sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Mais la Cour multiplie les considérants qui montrent que, pour elle, la 
France se trouve à la limite des règles d’une société démocratique. 
D’abord, elle précise que « la flexibilité de la notion de “ vivre 
ensemble ” et le risque d’excès qui en découle commandent qu’elle (= la 
France) procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction 
contestée ». En clair : si vous pouviez assouplir la loi, ce serait bien 
! Sachez en tout que vous êtes à la limite de ce qui est possible dans 
une société démocratique.

Ensuite, elle se montre sévère et insiste, de façon encore plus précise, 
sur les dangers d’un basculement hors de la démocratie. En effet, elle « 
admet qu’il puisse paraître démesuré, au regard du faible nombre de 
femmes concernées, d’avoir fait le choix d’une loi d’interdiction 
générale. Elle constate en outre que cette interdiction a un fort impact 
négatif sur la situation des femmes qui ont fait le choix de porter le 
voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions et que de 
nombreux acteurs nationaux et internationaux de la protection des droits 
fondamentaux (2) considèrent qu’une interdiction générale est 
disproportionnée. La Cour se dit par ailleurs très préoccupée par des 
indications selon lesquelles des propos islamophobes auraient marqué le 
débat précédant l’adoption de la loi du 11 octobre 2010. Elle souligne à 
cet égard qu’un État qui s’engage dans un tel processus législatif prend 
le risque de contribuer à consolider des stéréotypes affectant certaines 
catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance 
alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance. Elle 
rappelle en outre que des propos constitutifs d’une attaque générale et 
véhémente contre un groupe identifié par une religion ou des origines 
ethniques sont incompatibles avec les valeurs de tolérance, de paix 
sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et ne 
relèvent pas du droit à la liberté d’expression qu’elle consacre. » Des 
propos à lire, à relire, à diffuser.

Enfin, la Cour relève que la loi « n’affecte pas la liberté de porter 
dans l’espace public des habits ou éléments vestimentaires qui n’ont pas 
pour effet de dissimuler le visage ». C’est une façon de bien distinguer 
voile intégral et voile tout court et, à mon sens, cette phrase suivant 
le long considérant que je viens de citer, est aussi une façon de dire 
au gouvernement français : pas de nouvelle loi sur le voile (non 
intégral), car là, je ne pourrais plus vous absoudre ! Or on sait que 
s’il y a des « furieusement religieux » (selon l’expression du 
sociologue américain Peter Berger), il existe également des furieusement 
laïques qui seraient prêts à brader la démocratie au nom de leur laïcité 
négative, pendant de la laïcité pseudo positive à la Sarkozy.

Il est ironique que l’Arrêt de la Cour intervienne le jour où Sarkozy 
est mis en garde à vue. La gauche saura-t-elle prendre le nécessaire 
virage pour prôner une laïcité non falsifiée et irrécupérable par la 
droite dure et le FN ?

(1) Cf. Une laïcité falsifiée, que La Découverte vient de rééditer en 
livre de poche, cf. l’annexe 2 p. 169-176.

(2) Notamment la commission nationale consultative des droits de l’homme 
(§§ 18-19 de l’arrêt), d’organisations non-gouvernementales telles que 
les tierces intervenantes, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de 
l’Europe (§§ 35-36) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil 
de l’Europe (§ 37).

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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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