[Laicite-info] Qu’est-ce que la laïcité à la française ?
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 29 Sep 11:40:04 CEST 2015
Qu’est-ce que la laïcité à la française ?
Publié par :
http://www.laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-la-laicite-a-la-francaise.html
Le : 23 septembre
Par Jean-Fabien Spitz
*******************************
La laïcité républicaine, soutient Patrick Weil, doit contenir le
religieux hors de l’espace public. N’est-ce pas demander à la loi
davantage que ce qu’elle est en droit de faire ? Et se méprendre sur
l’égalité républicaine ?
À propos de : Patrick Weil (avec Nicolas Truong), Le Sens de la
république. Les réponses aux onze questions que tout le monde se pose
sur l’immigration, l’identité nationale, la laïcité, le religieux, les
discriminations, les frontières, Paris, Grasset, 2015, 180 p., 17 €.
Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacre au Sens de la
république, l’historien et politologue Patrick Weil écrit que « se
revendiquer républicain […], cela ne peut être seulement un « vivre
ensemble », une cohabitation minimaliste dans l’ordre d’un régime
politique où les citoyens égaux en droit ne feraient qu’élire leurs
dirigeants et élaborer à travers eux la loi commune » (p. 11). La
lecture du corps de l’ouvrage, constitué par les réponses de l’auteur à
une série de questions de Nicolas Truong – journaliste au Monde – sur
l’immigration, l’intégration, l’identité nationale, l’histoire commune,
la discrimination et le retour du religieux, donne cependant bel et bien
l’impression d’un certain minimalisme dans l’analyse de ce qui, selon
Patrick Weil, fait de la république quelque chose de plus que ce simple
vivre ensemble de citoyens égaux devant la loi. Et, comme on va le voir,
cette analyse ampute la république d’une dimension sans laquelle elle
perd tout son sens : sa dimension sociale.
La réalité d’une histoire commune
En quoi, pour Patrick Weil, la république excède-t-elle l’opposition au
règne d’un seul ou d’une minorité et la revendication d’un statut
juridique commun ?
D’abord parce qu’elle est une histoire commune à l’ensemble de ceux qui
en font partie, et cela est essentiel pour aborder les questions liées à
l’immigration et à l’intégration. Patrick Weil rappelle que
l’immigration est une réalité historique à la fois moins récente et
moins massive qu’on ne le dit volontiers avec la volonté d’effrayer les
électeurs. Si elle n’est pas une « chance pour la France » – formule
qu’il dit ne pas aimer parce qu’elle représente la France comme un pays
épuisé qui aurait besoin de sang neuf – elle n’en est pas moins une
réalité incontournable et constante mais somme toute limitée, qui
débouche tant bien que mal sur une assimilation et sur un effacement
progressif des distances entre citoyens et nouveaux arrivants. Il ne
s’agit pas de nier les difficultés de l’intégration mais de souligner
que la France parvient tout de même à réaliser l’essentiel : une fois
installés sur le territoire, les immigrés perdent tout statut distinctif
et deviennent des sujets de droit comme les autres ; à terme, leurs
enfants deviennent citoyens grâce à un droit du sol sur lequel il
convient de veiller jalousement, comme il convient aussi de veiller
jalousement sur le refus des statistiques ethniques – dont nous n’avons
nul besoin pour comprendre et étudier la réalité de certaines
discriminations – et sur le refus de tout recours à l’idée de race pour
« expliquer » ou analyser quoi que ce soit. Il faut en prendre acte :
les immigrés font partie du corps de la nation, ils sont là pour rester,
pour s’intégrer, et tous les projets de séparation ou de déportation
sont nuls et non avenus. Même Charles Pasqua, rappelle Patrick Weil,
s’est fermement opposé à un projet de Giscard d’Estaing consistant à
reconduire hors des frontières 500 000 ressortissants algériens en cinq
ans !
L’auteur se montre en outre soucieux de souligner que cette intégration
devrait être facilitée par le fait que, dans une très large proportion,
les immigrants sont issus des anciennes possessions coloniales et que,
en cette qualité, ils partagent avec la métropole une histoire commune
qu’il serait bon de mieux étudier et de mieux faire connaître afin de
réduire le sentiment d’étrangeté. En élargissant ainsi le spectre de
notre histoire nationale, dit-il, on fera disparaître la honteuse
distinction entre les soi disant « français de souche » et les autres et
l’on montrera que beaucoup de ceux que nous percevons comme étrangers ne
le sont pas tant que cela. La France a le mérite, selon Patrick Weil,
d’avoir entrepris une réappréciation de cette histoire commune – en
particulier grâce à la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre
l’humanité – même s’il reste beaucoup à faire pour que, dans les
programmes scolaires et dans la pratique de l’enseignement, cette
histoire commune passe de l’état de vœu pieux à celui de réalité
vivante. La poursuite de cet effort devrait permettre de réduire ce qui
est selon lui non pas une « insécurité culturelle » mais bien une
insécurité historique, c’est à dire une ignorance de la réalité d’un
destin qui est objectivement commun (p. 160).
La réalité de cette histoire commune est incontestable et Patrick Weil
le rappelle à très juste titre : la république n’est ni une donnée
naturelle ni un territoire mais un amalgame constant d’éléments divers
qui partagent une même identité politique et culturelle reposant sur les
quatre piliers que sont l’égalité, la langue française, la mémoire de la
révolution et la laïcité. Cette identité – selon Patrick Weil – organise
souplement l’harmonisation entre le processus d’assimilation (ce que
nous partageons, ce qui est commun, ce qui nous unit) et la préservation
des différences ou des originalités. La laïcité à la française permet en
particulier à chacun d’avoir affaire à un État parfaitement neutre et
aveugle aux différences, tout en organisant son existence privée en
accord avec ses convictions religieuses s’il le souhaite. La république
est universaliste, elle confère à tous le même statut et elle garantit à
tous l’accès à un Etat qui ne manifeste aucune partialité, mais dans le
même temps, elle laisse aux individus le plein exercice de leurs
croyances et de leurs identités diverses dans l’espace privé qui leur
est alloué et réservé.
On peut donc être à la fois, par exemple, pleinement juif et pleinement
français et, bien entendu, pleinement musulman et pleinement français.
Tout en affirmant bien haut que la république est un idéal
d’indifférenciation, un projet qui consiste à refuser de tenir compte de
ce qui nous sépare pour nous amalgamer dans ce qui nous unit – un passé
commun mais aussi et surtout les mêmes droits, les mêmes services, le
même accès à l’éducation et à la santé – Patrick Weil affirme donc que
les quatre composantes de l’identité commune ont été mises en œuvre «
dans le respect, voire dans la reconnaissance de la diversité des
Français » (p. 77), dans un équilibre qui leur offrait la possibilité de
circuler entre des identités composées entre assimilation et
reconnaissance de la diversité.
Le sens de la laïcité à la française
À propos de la laïcité à la française, Patrick Weil s’inscrit en faux
contre l’idée qu’il s’agit d’une laïcité de combat. Plus simplement,
dit-il, notre dispositif organise d’une manière spécifique la
triangulation entre l’Etat, l’individu et la communauté religieuse : là
où, aux États-Unis, l’individu a tendance à voir dans la communauté un
rempart contre l’État, la laïcité française fait de l’État le protecteur
de l’autonomie individuelle contre les pressions du groupe religieux
dont il est issu. Cette laïcité garantit donc bien la liberté de
pratiquer sa religion, mais elle garantit aussi celle de ne pas la
pratiquer ; elle est, écrit Patrick Weil, « à la fois liberté de
religion et liberté à l’égard de toute religion. Elle respecte à la fois
le droit de croire et le blasphème » (p. 129).
C’est dans cet esprit que, selon Patrick Weil, a été conçue la loi de
2004 prohibant les signes religieux ostentatoires dans les
établissements scolaires, issue des recommandations de la commission
Stasi à laquelle il a participé : le port du voile, dit-il, était devenu
non pas une question de liberté individuelle, mais l’élément d’une
stratégie par laquelle un groupe cherchait à faire pression sur les
jeunes filles issues de familles musulmanes pour leur imposer un
comportement et, du même coup, imposer la présence de la religion dans
l’espace scolaire. La loi – qu’il affirme conçue dans le respect de la
convention européenne des droits de l’homme qui autorise la limitation
de l’expression des convictions religieuses lorsque celle ci pose des
problèmes d’ordre public ou menace la liberté de conscience des tiers –
était donc destinée non pas à restreindre mais à accroître la liberté de
conscience des jeunes filles en leur permettant de résister à la
pression qui leur était imposée.
Des raisons d’être optimiste ?
En refermant l’ouvrage, le lecteur est frappé par l’optimisme un peu
satisfait qui s’en dégage. Certes les discriminations existent mais le
dialogue et l’accès à la culture doivent permettre d’aplanir les choses.
Certes l’antisémitisme se fait plus virulent, mais il faut distinguer
entre d’une part l’antisémitisme primaire des quartiers, fondé sur une
ignorance radicale qui fond au contact d’une fréquentation plus soutenue
capable d’engendrer le respect, et d’autre part « le racisme antisémite
ou antimaghrébin de certains Français qui se retrouvent encore dans les
idées de l’action française » (p. 121). Certes il existe bien un retour
du religieux mais du moins, en France, il est impossible à un citoyen de
vivre intégralement dans le monde clos de sa communauté. À la différence
de ce qui se passe aux États-Unis, il est par exemple impossible de
contracter une union matrimoniale sans se plier aux exigences – et donc
aux droits – du mariage civil. De même, en matière de succession, le
code civil impose comme une norme contraignante l’égalité entre tous les
enfants.
Certes les points de friction sont réels (le menu halal ou casher dans
les cantines, le port du voile par les mères accompagnant les sorties
scolaires, la crèche Baby Loup), mais la France est un pays « équitable
avec ses citoyens », et si le chômage demeure très important parmi les
enfants d’immigrés, on voit aussi émerger une classe moyenne de
médecins, d’avocats qui sont des enfants d’immigrés issus des milieux
populaires. L’école, quant à elle, ne peut pas tout faire, mais elle
agit dans le bon sens et du moins, à la différence là encore des
États-Unis, où les moyens de l’école publique sont d’autant plus
importants que le quartier est socialement favorisé, le dispositif des
ZEP permet d’allouer un surcroît de moyens financiers aux zones les plus
socialement défavorisées.
Mais l’optimisme, qu’on peut craindre un peu naïf, de Patrick Weil se
manifeste surtout dans l’idée suivante : la religion, le repli dans la
communauté, le rejet de l’autre, la volonté de voir l’État endosser des
exigences morales, sont des archaïsmes, des résidus d’une pensée
prémoderne qui, avec le temps, ne manqueront pas d’être dissous par ce
que l’auteur appelle « le développement d’une conscience indépendante »,
lequel passe par la lecture, le dialogue et la création et permettra à
terme à chacun de « se libérer de la croyance religieuse à travers la
science, la réflexion, la raison » (p. 144). Au lieu de mettre à l’ordre
du jour l’ouverture des magasins le dimanche, le gouvernement ferait
donc mieux de donner la priorité à l’élargissement des horaires
d’ouverture des bibliothèques « lieux de l’esprit de la république et de
la laïcité » !
Il est difficile de partager sans réserve ce diagnostic qui, au
demeurant, brouille les distinctions que l’ouvrage prétendait préserver
: si la religion est une servitude dont il convient de se libérer, la
laïcité est bien plus un combat que la protection d’une indépendance
individuelle, et elle est bien plus une liberté « à l’égard de la
religion » que la garantie d’une liberté de conscience. C’est au
demeurant ce que l’on perçoit très nettement dans la défense que propose
Patrick Weil de la loi de 2004 sur le port des signes religieux à
l’école : l’autonomie des jeunes filles qui portent le voile est sans
cesse mise en cause et leurs motivations sans cesse soupçonnées. La loi
scrute les intentions et décide qu’elle a le droit d’interdire un
comportement parce qu’elle soupçonne qu’il n’est pas librement choisi,
se proposant ainsi, au rebours de toute la tradition libérale, de
protéger les individus contre leurs propres erreurs. Car il faut se
rendre à l’évidence : l’idée que le port du voile nuit aux tiers et
constitue une pression sur autrui est un faux semblant qui sert de
prétexte pour prohiber un comportement que l’on interprète comme le
signe d’un asservissement. Ce qui est visé, c’est un « comportement sous
influence » qui, sans nuire à autrui, témoigne de l’hétéronomie de celle
qui l’adopte.
Or, cette analyse conduit de manière très aventureuse à faire du
législateur le juge de la qualité autonome des conduites. En définissant
la liberté de conscience comme le droit d’être protégé de toute pression
par des personnes privées qui ne disposent pourtant pas de moyens de
coercition légale, Patrick Weil méconnait entièrement la véritable
nature de cette liberté, qui consiste dans le droit de faire ou de ne
pas faire ce que l’on croit juste dès lors que l’on ne nuit pas aux
intérêts matériels des tiers. Et il méconnait surtout la nécessité de
protéger ce droit, même quand son exercice peut entrer en contradiction
avec d’autres objectifs, car son importance est telle qu’il convient de
toujours considérer le rapport entre l’étendue de la liberté supprimée
et celle de la liberté que ménage cette suppression. Le droit des uns de
ne pas être exposé à la pression des jeunes filles qui portent un voile
dans l’espace scolaire doit être mis en balance avec la restriction de
liberté que d’autres subissent du fait de l’interdiction de le porter
et, dans ce contexte, il ne peut pas peser très lourd. Si le simple fait
que l’exercice d’une liberté représente un inconvénient pour les tiers,
quel qu’il soit, en autorisait la suppression, nous ne vivrions pas dans
une société libérale.
Patrick Weil entretient par ailleurs de bien curieuses idées sur ces
sujets : le conseil d’Etat, dit-il, a reconnu en 2013 que les mères qui
accompagnent les sorties scolaires ne sont pas des fonctionnaires mais
des usagers du service public et que, en tant que telles, elles ont le
droit de porter un voile et ne sont pas soumises au devoir de neutralité
à l’égard de la religion, sauf « en cas d’exigences liées au bon
fonctionnement du service public d’éducation » ou de perturbation de ce
service par des faits de prosélytisme. Décision équilibrée s’il en est,
et qui laisse au juge le soin d’apprécier si le comportement de telle ou
telle personne – en dehors du port du voile lui–même – est de nature à
présenter une perturbation de ce genre. Mais, se demande Patrick Weil,
comment faire la part entre « pratique de la foi de conscience » et «
pratique sous pression » (p. 124) ? Étrange question, car le juge n’a
pas à se prononcer sur le motif qui conduit au port du voile mais sur un
comportement indépendant qui serait de nature à nuire au bon
fonctionnement du service public d’éducation. On ne saurait dire plus
clairement que le comportement visé est non pas celui qui nuit à autrui
mais celui qui est soupçonné – par qui ? – de ne pas être librement
choisi. Ou encore, et plus grave, c’est le comportement qui est
soupçonné de ne pas être librement choisi qui est qualifié de nuisible à
autrui, qui est considéré comme entravant le bon fonctionnement du
service public d’éducation. Mais comment apprécier le caractère choisi
ou non choisi d’un comportement ? Quel est le sens de cette notion et où
allons-nous si nous décidons de sanctionner les comportements que nous
décidons de considérer – arbitrairement puisqu’il s’agit d’un domaine où
aucune qualification objective n’est possible – comme non autonomes ?
Quelles leçons pour aujourd’hui et pour demain ?
L’enseignement est clair : Patrick Weil et ceux qui pensent comme lui
veulent bien d’une liberté de croire et de pratiquer à condition que
cela ne se voie pas, que ceux qui veulent être protégés contre ces
croyances aient la liberté de ne pas y être exposés, et que le
législateur s’octroie le droit de pourchasser les conduites qu’il juge «
sous pression ». Or ces croyances et ces pratiques ne sont pas une
maladie contre laquelle il faut se protéger, mais des croyances et des
pratiques auxquelles il faut concéder le droit de se manifester sans les
juger d’un point de vue moral (autonomes ? non autonomes ?) lorsqu’elles
sont innocentes. Et si elles sont fausses – ce que la laïcité bien
comprise interdit à l’État d’affirmer – ce n’est pas en les réprimant
que l’on convaincra ceux qui y adhèrent de les abandonner pour se
convertir à la raison. On a même tout lieu de craindre que l’effet
inverse ne se produise et que les croyants ne soient confortés dans leur
foi lorsqu’ils constatent que ceux qui ne la partagent pas veulent se
protéger par la force contre le risque d’y être exposés. Le retour du
religieux – titre de l’un des chapitres de l’ouvrage – est une réalité
qu’on peut combattre, mais pas par la contrainte et ce n’est pas une
entreprise dont la loi doit se charger.
Il faut au demeurant prendre la mesure de l’ampleur du phénomène.
Aujourd’hui, en France comme aux États-Unis, certains veulent que
l’espace public ne soit pas neutre, mais qu’il reconnaisse et valide
leurs croyances en leur permettant de sortir de l’espace privé où elles
sont confinées. Patrick Weil pense qu’ils ont absolument tort et qu’ils
méconnaissent la réalité et la valeur de l’universalisme républicain, de
cette idée que la loi et les droits sont les mêmes pour tous, pour les
hommes comme pour les femmes. Pour lui, ces valeurs ne sont tout
simplement pas négociables et il fait confiance à l’enseignement, à la
force intrinsèque de ces valeurs universelles d’égalité et de liberté
individuelle, au dialogue, pour compter qu’elles prendront le dessus. Au
besoin, comme on vient de le voir, il ne s’interdit pas de penser que le
recours à la loi peut être légitime pour contenir les croyances
religieuses dans l’espace le plus strictement privé.
Une telle attitude pourrait être très dangereuse : certains
accommodements que les anglo saxons considèrent comme raisonnables ne
peuvent être écartés du revers de la main sous prétexte qu’ils
constituent des accrocs à l’universalisme aveugle aux différences, et ce
n’est pas nécessairement en méconnaissant totalement les identités
particulières qu’on suscitera de la manière la plus efficace l’adhésion
de ceux qui en sont porteurs à un espace public partagé. Servir des
repas sans porc dans les cantines aux élèves qui le désirent ne
constitue évidemment pas une entrave au vivre ensemble dans le respect
de règles de droit communes et, en donnant ainsi des signes qu’elle
connaît et accepte les particularités, la république montrerait qu’elle
a conscience que l’accès à une égalité authentique peut impliquer une
certaine différenciation du droit, surtout dans un univers social où la
neutralité est toujours plus une prétention qu’une réalité et où les
membres de la majorité ont toujours un avantage invisible que les
minorités ressentent avec une certaine amertume et une certaine
frustration. L’universalisme aveugle peut en revanche être perçu comme
une invitation persistante adressée à certains de cesser d’être ce
qu’ils sont et il n’est pas difficile de comprendre que, dans le siècle
qui s’ouvre, où les déplacements de population sont appelés à
s’amplifier, les sociétés qui sauront éviter ce piège et qui
s’abstiendront de juger péremptoirement que tous ceux qui ne pensent pas
comme elles sont affectés par des croyances maladives et déraisonnables,
jouiront d’un avantage notable en termes d’attractivité et de cohésion.
Mais on doit aller au-delà pour au moins considérer l’hypothèse
suivante. Le « retour du religieux », le scepticisme sur l’universel, et
les différentes formes d’identifications à une communauté particulière
pourraient bien être non pas des scories, des résidus d’une époque
prémoderne, mais des effets de l’universalisation des modes de vie, de
la mondialisation des échanges, de la généralisation des idées d’égalité
et d’impartialité. Les individus et les groupes semblent à beaucoup
d’égards se défendre contre l’uniformisation et la marchandisation de
leur monde en se tournant vers des formes d’identification qu’ils
pensent capables de leur donner, contre les effets de vulnérabilité et
de déstructuration auxquels ils sont exposés, l’assurance, la protection
ou la stabilité auxquelles ils aspirent. Il serait vain, à cet égard, de
nier que la marche forcée vers la modernité représente pour tous ceux
qui ne font pas partie des élites mondialisées, une exposition au
risque, à la précarité et à la déstabilisation que ceux qui tirent parti
de la globalisation ont beaucoup de mal à comprendre mais dont ils
devraient pourtant essayer de tenir compte. L’appel incantatoire aux
idées des Lumières dissimule au demeurant trop aisément le fait que, dès
le moment où ces idées sont apparues sur la scène, leur développement
s’est accompagné, en mode pas toujours mineur, d’une interrogation sur
la manière dont elles risquaient d’affecter la substance des communautés
humaines.
L’oubli de la dimension sociale de la république
Reste enfin l’essentiel : au détour d’une phrase le lecteur du Sens de
la république apprend que l’un des piliers de l’identité nationale –
celui de l’égalité – est sans cesse à inspecter et à consolider mais il
n’en apprendra pas plus sur la forme d’égalité qui serait capable de
cimenter réellement l’édifice républicain. Or, sur ce point, il faut
être clair : Patrick Weil semble ne connaître que l’égalité devant la
loi et ignorer que la république française est un projet d’égalité
sociale ou, pour le moins, un projet d’égalité des chances. Lors de la
crise grecque, la chancelière Angela Merkel a observé que l’Europe
représentait 7% de la population mondiale mais 50% des dépenses sociales
de la planète, et elle en tirait la conclusion qu’il serait temps de
réduire cette proportion. Mais une simple observation devrait nous
orienter dans une autre voie : la carte des pays où l’état de droit et
la pratique de la démocratie s’imposent avec le plus de réalité recouvre
celle des pays qui consacrent une part importante de leurs ressources à
égaliser les conditions, et à garantir à tous ce que l’on pourrait
appeler les quatre piliers d’une identité républicaine : l’éducation, la
santé, le logement et une retraite décente.
Une telle entreprise d’homogénéisation sociale suppose que, loin d’être
sanctuarisés ou donnés pour des droits intangibles, les droits
économiques des individus soient clairement subordonnées à l’intérêt
commun de la subsistance de tous. Au demeurant, la culture politique
républicaine française est précisément fondée non seulement sur l’idée
qu’il est possible de séparer les droits civils des droits économiques,
mais que le contrôle de ces derniers par la puissance publique est
nécessaire à la réalité égale des droits civils (et des droits
politiques). Or, dans la mesure où l’ambition d’une république n’est pas
de maximiser la richesse mais de garantir l’autonomie et l’indépendance
effective des individus, elle contrôle la répartition et l’usage de la
richesse matérielle de manière à ne pas permettre que sa concentration
porte atteinte à la réalité des droits civils et politiques de
l’ensemble des citoyens, et elle se propose de subordonner l’exercice
des droits de propriété et de contrat à ce que Rawls appelait « une
coopération entre personnes libres et égales ».
Aujourd’hui cette seconde forme de subordination du droit privé au droit
commun, ou plutôt cette forme primitive de l’idée que l’intérêt de la
liberté générale suppose la maîtrise des intérêts particuliers, a
quasiment disparu du discours républicain. Elle est pour ainsi dire
éclipsée par l’autre forme de subordination du privé au public – celle
du droit à la différence au profit de l’égalité abstraite sous la loi –
en sorte que, désormais, la définition culturelle de la république par
l’appel à l’effacement des différences identitaires et à la laïcité se
substitue à la définition sociale de la république par la solidarité, la
continuité des places et la coopération entre personnes également libres
et également autonomes. Le Sens de la république témoigne de ce
déplacement préjudiciable. Tout se passe comme si la république était
devenue seulement une question de valeurs (la dignité « égale » par
l’abstraction des identités) et non plus une question d’autonomie (qui
requiert l’égalité des indépendances, l’égalité des chances et des
places, l’accès égal à la santé et à l’éducation).
Pourquoi cette substitution de la dimension laïque à la dimension
sociale de la république ? Pourquoi cette éclipse de l’autonomie des
individus au profit de la laïcité ? Si cette dernière est montée en
épingle, c’est parce que les soi-disant républicains trouvent commode
d’occulter la question sociale et de réduire la république à la laïcité
et à l’identité abstraite des droits. Dans un monde globalisé où la
course au profit et le poids des multinationales contraignent les États
à réduire les dépenses publiques d’éducation et de santé, à réduire les
protections instituées par le droit du travail, à rendre difficile ou
impossible la construction de l’égalité des autonomies sans laquelle
l’idée que la société est la chose de tous n’a plus de sens, le rejet de
toute reconnaissance publique de la différences des identités devient le
seul mode d’expression possible de l’aspiration à l’égalité. Mais, en
France, l’invocation incantatoire de ce principe n’est pas seulement le
masque de l’impuissance collective à progresser vers une authentique
égalité sociale et à maintenir une authentique solidarité sociale ; elle
sert aussi à aggraver cette impuissance en niant que, dans une société
complexe, l’égalité des autonomies ne peut être atteinte que par la
reconnaissance des obstacles spécifiques auxquels les individus sont
confrontés.
par Jean-Fabien Spitz , le 23 septembre
--
-----------------------
Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
Mel : denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
-----------------------
Nos sites :
http://www.laligue-alpesdusud.org
http://www.laligue-alpesdusud.org/associatifs_leblog
-----------------------
Plus d'informations sur la liste de diffusion Laicite-info