[Laicite-info] Qu’est-ce que la laïcité à la française ?

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 29 Sep 11:40:04 CEST 2015


Qu’est-ce que la laïcité à la française ?

Publié par : 
http://www.laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-la-laicite-a-la-francaise.html
Le : 23 septembre
Par Jean-Fabien Spitz

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La laïcité républicaine, soutient Patrick Weil, doit contenir le 
religieux hors de l’espace public. N’est-ce pas demander à la loi 
davantage que ce qu’elle est en droit de faire ? Et se méprendre sur 
l’égalité républicaine ?



À propos de : Patrick Weil (avec Nicolas Truong), Le Sens de la 
république. Les réponses aux onze questions que tout le monde se pose 
sur l’immigration, l’identité nationale, la laïcité, le religieux, les 
discriminations, les frontières, Paris, Grasset, 2015, 180 p., 17 €.

Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacre au Sens de la 
république, l’historien et politologue Patrick Weil écrit que « se 
revendiquer républicain […], cela ne peut être seulement un « vivre 
ensemble », une cohabitation minimaliste dans l’ordre d’un régime 
politique où les citoyens égaux en droit ne feraient qu’élire leurs 
dirigeants et élaborer à travers eux la loi commune » (p. 11). La 
lecture du corps de l’ouvrage, constitué par les réponses de l’auteur à 
une série de questions de Nicolas Truong – journaliste au Monde – sur 
l’immigration, l’intégration, l’identité nationale, l’histoire commune, 
la discrimination et le retour du religieux, donne cependant bel et bien 
l’impression d’un certain minimalisme dans l’analyse de ce qui, selon 
Patrick Weil, fait de la république quelque chose de plus que ce simple 
vivre ensemble de citoyens égaux devant la loi. Et, comme on va le voir, 
cette analyse ampute la république d’une dimension sans laquelle elle 
perd tout son sens : sa dimension sociale.

La réalité d’une histoire commune

En quoi, pour Patrick Weil, la république excède-t-elle l’opposition au 
règne d’un seul ou d’une minorité et la revendication d’un statut 
juridique commun ?

D’abord parce qu’elle est une histoire commune à l’ensemble de ceux qui 
en font partie, et cela est essentiel pour aborder les questions liées à 
l’immigration et à l’intégration. Patrick Weil rappelle que 
l’immigration est une réalité historique à la fois moins récente et 
moins massive qu’on ne le dit volontiers avec la volonté d’effrayer les 
électeurs. Si elle n’est pas une « chance pour la France » – formule 
qu’il dit ne pas aimer parce qu’elle représente la France comme un pays 
épuisé qui aurait besoin de sang neuf – elle n’en est pas moins une 
réalité incontournable et constante mais somme toute limitée, qui 
débouche tant bien que mal sur une assimilation et sur un effacement 
progressif des distances entre citoyens et nouveaux arrivants. Il ne 
s’agit pas de nier les difficultés de l’intégration mais de souligner 
que la France parvient tout de même à réaliser l’essentiel : une fois 
installés sur le territoire, les immigrés perdent tout statut distinctif 
et deviennent des sujets de droit comme les autres ; à terme, leurs 
enfants deviennent citoyens grâce à un droit du sol sur lequel il 
convient de veiller jalousement, comme il convient aussi de veiller 
jalousement sur le refus des statistiques ethniques – dont nous n’avons 
nul besoin pour comprendre et étudier la réalité de certaines 
discriminations – et sur le refus de tout recours à l’idée de race pour 
« expliquer » ou analyser quoi que ce soit. Il faut en prendre acte : 
les immigrés font partie du corps de la nation, ils sont là pour rester, 
pour s’intégrer, et tous les projets de séparation ou de déportation 
sont nuls et non avenus. Même Charles Pasqua, rappelle Patrick Weil, 
s’est fermement opposé à un projet de Giscard d’Estaing consistant à 
reconduire hors des frontières 500 000 ressortissants algériens en cinq 
ans !

L’auteur se montre en outre soucieux de souligner que cette intégration 
devrait être facilitée par le fait que, dans une très large proportion, 
les immigrants sont issus des anciennes possessions coloniales et que, 
en cette qualité, ils partagent avec la métropole une histoire commune 
qu’il serait bon de mieux étudier et de mieux faire connaître afin de 
réduire le sentiment d’étrangeté. En élargissant ainsi le spectre de 
notre histoire nationale, dit-il, on fera disparaître la honteuse 
distinction entre les soi disant « français de souche » et les autres et 
l’on montrera que beaucoup de ceux que nous percevons comme étrangers ne 
le sont pas tant que cela. La France a le mérite, selon Patrick Weil, 
d’avoir entrepris une réappréciation de cette histoire commune – en 
particulier grâce à la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre 
l’humanité – même s’il reste beaucoup à faire pour que, dans les 
programmes scolaires et dans la pratique de l’enseignement, cette 
histoire commune passe de l’état de vœu pieux à celui de réalité 
vivante. La poursuite de cet effort devrait permettre de réduire ce qui 
est selon lui non pas une « insécurité culturelle » mais bien une 
insécurité historique, c’est à dire une ignorance de la réalité d’un 
destin qui est objectivement commun (p. 160).

La réalité de cette histoire commune est incontestable et Patrick Weil 
le rappelle à très juste titre : la république n’est ni une donnée 
naturelle ni un territoire mais un amalgame constant d’éléments divers 
qui partagent une même identité politique et culturelle reposant sur les 
quatre piliers que sont l’égalité, la langue française, la mémoire de la 
révolution et la laïcité. Cette identité – selon Patrick Weil – organise 
souplement l’harmonisation entre le processus d’assimilation (ce que 
nous partageons, ce qui est commun, ce qui nous unit) et la préservation 
des différences ou des originalités. La laïcité à la française permet en 
particulier à chacun d’avoir affaire à un État parfaitement neutre et 
aveugle aux différences, tout en organisant son existence privée en 
accord avec ses convictions religieuses s’il le souhaite. La république 
est universaliste, elle confère à tous le même statut et elle garantit à 
tous l’accès à un Etat qui ne manifeste aucune partialité, mais dans le 
même temps, elle laisse aux individus le plein exercice de leurs 
croyances et de leurs identités diverses dans l’espace privé qui leur 
est alloué et réservé.

On peut donc être à la fois, par exemple, pleinement juif et pleinement 
français et, bien entendu, pleinement musulman et pleinement français. 
Tout en affirmant bien haut que la république est un idéal 
d’indifférenciation, un projet qui consiste à refuser de tenir compte de 
ce qui nous sépare pour nous amalgamer dans ce qui nous unit – un passé 
commun mais aussi et surtout les mêmes droits, les mêmes services, le 
même accès à l’éducation et à la santé – Patrick Weil affirme donc que 
les quatre composantes de l’identité commune ont été mises en œuvre « 
dans le respect, voire dans la reconnaissance de la diversité des 
Français » (p. 77), dans un équilibre qui leur offrait la possibilité de 
circuler entre des identités composées entre assimilation et 
reconnaissance de la diversité.

Le sens de la laïcité à la française

À propos de la laïcité à la française, Patrick Weil s’inscrit en faux 
contre l’idée qu’il s’agit d’une laïcité de combat. Plus simplement, 
dit-il, notre dispositif organise d’une manière spécifique la 
triangulation entre l’Etat, l’individu et la communauté religieuse : là 
où, aux États-Unis, l’individu a tendance à voir dans la communauté un 
rempart contre l’État, la laïcité française fait de l’État le protecteur 
de l’autonomie individuelle contre les pressions du groupe religieux 
dont il est issu. Cette laïcité garantit donc bien la liberté de 
pratiquer sa religion, mais elle garantit aussi celle de ne pas la 
pratiquer ; elle est, écrit Patrick Weil, « à la fois liberté de 
religion et liberté à l’égard de toute religion. Elle respecte à la fois 
le droit de croire et le blasphème » (p. 129).

C’est dans cet esprit que, selon Patrick Weil, a été conçue la loi de 
2004 prohibant les signes religieux ostentatoires dans les 
établissements scolaires, issue des recommandations de la commission 
Stasi à laquelle il a participé : le port du voile, dit-il, était devenu 
non pas une question de liberté individuelle, mais l’élément d’une 
stratégie par laquelle un groupe cherchait à faire pression sur les 
jeunes filles issues de familles musulmanes pour leur imposer un 
comportement et, du même coup, imposer la présence de la religion dans 
l’espace scolaire. La loi – qu’il affirme conçue dans le respect de la 
convention européenne des droits de l’homme qui autorise la limitation 
de l’expression des convictions religieuses lorsque celle ci pose des 
problèmes d’ordre public ou menace la liberté de conscience des tiers – 
était donc destinée non pas à restreindre mais à accroître la liberté de 
conscience des jeunes filles en leur permettant de résister à la 
pression qui leur était imposée.

Des raisons d’être optimiste ?

En refermant l’ouvrage, le lecteur est frappé par l’optimisme un peu 
satisfait qui s’en dégage. Certes les discriminations existent mais le 
dialogue et l’accès à la culture doivent permettre d’aplanir les choses. 
Certes l’antisémitisme se fait plus virulent, mais il faut distinguer 
entre d’une part l’antisémitisme primaire des quartiers, fondé sur une 
ignorance radicale qui fond au contact d’une fréquentation plus soutenue 
capable d’engendrer le respect, et d’autre part « le racisme antisémite 
ou antimaghrébin de certains Français qui se retrouvent encore dans les 
idées de l’action française » (p. 121). Certes il existe bien un retour 
du religieux mais du moins, en France, il est impossible à un citoyen de 
vivre intégralement dans le monde clos de sa communauté. À la différence 
de ce qui se passe aux États-Unis, il est par exemple impossible de 
contracter une union matrimoniale sans se plier aux exigences – et donc 
aux droits – du mariage civil. De même, en matière de succession, le 
code civil impose comme une norme contraignante l’égalité entre tous les 
enfants.

Certes les points de friction sont réels (le menu halal ou casher dans 
les cantines, le port du voile par les mères accompagnant les sorties 
scolaires, la crèche Baby Loup), mais la France est un pays « équitable 
avec ses citoyens », et si le chômage demeure très important parmi les 
enfants d’immigrés, on voit aussi émerger une classe moyenne de 
médecins, d’avocats qui sont des enfants d’immigrés issus des milieux 
populaires. L’école, quant à elle, ne peut pas tout faire, mais elle 
agit dans le bon sens et du moins, à la différence là encore des 
États-Unis, où les moyens de l’école publique sont d’autant plus 
importants que le quartier est socialement favorisé, le dispositif des 
ZEP permet d’allouer un surcroît de moyens financiers aux zones les plus 
socialement défavorisées.

Mais l’optimisme, qu’on peut craindre un peu naïf, de Patrick Weil se 
manifeste surtout dans l’idée suivante : la religion, le repli dans la 
communauté, le rejet de l’autre, la volonté de voir l’État endosser des 
exigences morales, sont des archaïsmes, des résidus d’une pensée 
prémoderne qui, avec le temps, ne manqueront pas d’être dissous par ce 
que l’auteur appelle « le développement d’une conscience indépendante », 
lequel passe par la lecture, le dialogue et la création et permettra à 
terme à chacun de « se libérer de la croyance religieuse à travers la 
science, la réflexion, la raison » (p. 144). Au lieu de mettre à l’ordre 
du jour l’ouverture des magasins le dimanche, le gouvernement ferait 
donc mieux de donner la priorité à l’élargissement des horaires 
d’ouverture des bibliothèques « lieux de l’esprit de la république et de 
la laïcité » !

Il est difficile de partager sans réserve ce diagnostic qui, au 
demeurant, brouille les distinctions que l’ouvrage prétendait préserver 
: si la religion est une servitude dont il convient de se libérer, la 
laïcité est bien plus un combat que la protection d’une indépendance 
individuelle, et elle est bien plus une liberté « à l’égard de la 
religion » que la garantie d’une liberté de conscience. C’est au 
demeurant ce que l’on perçoit très nettement dans la défense que propose 
Patrick Weil de la loi de 2004 sur le port des signes religieux à 
l’école : l’autonomie des jeunes filles qui portent le voile est sans 
cesse mise en cause et leurs motivations sans cesse soupçonnées. La loi 
scrute les intentions et décide qu’elle a le droit d’interdire un 
comportement parce qu’elle soupçonne qu’il n’est pas librement choisi, 
se proposant ainsi, au rebours de toute la tradition libérale, de 
protéger les individus contre leurs propres erreurs. Car il faut se 
rendre à l’évidence : l’idée que le port du voile nuit aux tiers et 
constitue une pression sur autrui est un faux semblant qui sert de 
prétexte pour prohiber un comportement que l’on interprète comme le 
signe d’un asservissement. Ce qui est visé, c’est un « comportement sous 
influence » qui, sans nuire à autrui, témoigne de l’hétéronomie de celle 
qui l’adopte.

Or, cette analyse conduit de manière très aventureuse à faire du 
législateur le juge de la qualité autonome des conduites. En définissant 
la liberté de conscience comme le droit d’être protégé de toute pression 
par des personnes privées qui ne disposent pourtant pas de moyens de 
coercition légale, Patrick Weil méconnait entièrement la véritable 
nature de cette liberté, qui consiste dans le droit de faire ou de ne 
pas faire ce que l’on croit juste dès lors que l’on ne nuit pas aux 
intérêts matériels des tiers. Et il méconnait surtout la nécessité de 
protéger ce droit, même quand son exercice peut entrer en contradiction 
avec d’autres objectifs, car son importance est telle qu’il convient de 
toujours considérer le rapport entre l’étendue de la liberté supprimée 
et celle de la liberté que ménage cette suppression. Le droit des uns de 
ne pas être exposé à la pression des jeunes filles qui portent un voile 
dans l’espace scolaire doit être mis en balance avec la restriction de 
liberté que d’autres subissent du fait de l’interdiction de le porter 
et, dans ce contexte, il ne peut pas peser très lourd. Si le simple fait 
que l’exercice d’une liberté représente un inconvénient pour les tiers, 
quel qu’il soit, en autorisait la suppression, nous ne vivrions pas dans 
une société libérale.

Patrick Weil entretient par ailleurs de bien curieuses idées sur ces 
sujets : le conseil d’Etat, dit-il, a reconnu en 2013 que les mères qui 
accompagnent les sorties scolaires ne sont pas des fonctionnaires mais 
des usagers du service public et que, en tant que telles, elles ont le 
droit de porter un voile et ne sont pas soumises au devoir de neutralité 
à l’égard de la religion, sauf « en cas d’exigences liées au bon 
fonctionnement du service public d’éducation » ou de perturbation de ce 
service par des faits de prosélytisme. Décision équilibrée s’il en est, 
et qui laisse au juge le soin d’apprécier si le comportement de telle ou 
telle personne – en dehors du port du voile lui–même – est de nature à 
présenter une perturbation de ce genre. Mais, se demande Patrick Weil, 
comment faire la part entre « pratique de la foi de conscience » et « 
pratique sous pression » (p. 124) ? Étrange question, car le juge n’a 
pas à se prononcer sur le motif qui conduit au port du voile mais sur un 
comportement indépendant qui serait de nature à nuire au bon 
fonctionnement du service public d’éducation. On ne saurait dire plus 
clairement que le comportement visé est non pas celui qui nuit à autrui 
mais celui qui est soupçonné – par qui ? – de ne pas être librement 
choisi. Ou encore, et plus grave, c’est le comportement qui est 
soupçonné de ne pas être librement choisi qui est qualifié de nuisible à 
autrui, qui est considéré comme entravant le bon fonctionnement du 
service public d’éducation. Mais comment apprécier le caractère choisi 
ou non choisi d’un comportement ? Quel est le sens de cette notion et où 
allons-nous si nous décidons de sanctionner les comportements que nous 
décidons de considérer – arbitrairement puisqu’il s’agit d’un domaine où 
aucune qualification objective n’est possible – comme non autonomes ?

Quelles leçons pour aujourd’hui et pour demain ?

L’enseignement est clair : Patrick Weil et ceux qui pensent comme lui 
veulent bien d’une liberté de croire et de pratiquer à condition que 
cela ne se voie pas, que ceux qui veulent être protégés contre ces 
croyances aient la liberté de ne pas y être exposés, et que le 
législateur s’octroie le droit de pourchasser les conduites qu’il juge « 
sous pression ». Or ces croyances et ces pratiques ne sont pas une 
maladie contre laquelle il faut se protéger, mais des croyances et des 
pratiques auxquelles il faut concéder le droit de se manifester sans les 
juger d’un point de vue moral (autonomes ? non autonomes ?) lorsqu’elles 
sont innocentes. Et si elles sont fausses – ce que la laïcité bien 
comprise interdit à l’État d’affirmer – ce n’est pas en les réprimant 
que l’on convaincra ceux qui y adhèrent de les abandonner pour se 
convertir à la raison. On a même tout lieu de craindre que l’effet 
inverse ne se produise et que les croyants ne soient confortés dans leur 
foi lorsqu’ils constatent que ceux qui ne la partagent pas veulent se 
protéger par la force contre le risque d’y être exposés. Le retour du 
religieux – titre de l’un des chapitres de l’ouvrage – est une réalité 
qu’on peut combattre, mais pas par la contrainte et ce n’est pas une 
entreprise dont la loi doit se charger.

Il faut au demeurant prendre la mesure de l’ampleur du phénomène. 
Aujourd’hui, en France comme aux États-Unis, certains veulent que 
l’espace public ne soit pas neutre, mais qu’il reconnaisse et valide 
leurs croyances en leur permettant de sortir de l’espace privé où elles 
sont confinées. Patrick Weil pense qu’ils ont absolument tort et qu’ils 
méconnaissent la réalité et la valeur de l’universalisme républicain, de 
cette idée que la loi et les droits sont les mêmes pour tous, pour les 
hommes comme pour les femmes. Pour lui, ces valeurs ne sont tout 
simplement pas négociables et il fait confiance à l’enseignement, à la 
force intrinsèque de ces valeurs universelles d’égalité et de liberté 
individuelle, au dialogue, pour compter qu’elles prendront le dessus. Au 
besoin, comme on vient de le voir, il ne s’interdit pas de penser que le 
recours à la loi peut être légitime pour contenir les croyances 
religieuses dans l’espace le plus strictement privé.

Une telle attitude pourrait être très dangereuse : certains 
accommodements que les anglo saxons considèrent comme raisonnables ne 
peuvent être écartés du revers de la main sous prétexte qu’ils 
constituent des accrocs à l’universalisme aveugle aux différences, et ce 
n’est pas nécessairement en méconnaissant totalement les identités 
particulières qu’on suscitera de la manière la plus efficace l’adhésion 
de ceux qui en sont porteurs à un espace public partagé. Servir des 
repas sans porc dans les cantines aux élèves qui le désirent ne 
constitue évidemment pas une entrave au vivre ensemble dans le respect 
de règles de droit communes et, en donnant ainsi des signes qu’elle 
connaît et accepte les particularités, la république montrerait qu’elle 
a conscience que l’accès à une égalité authentique peut impliquer une 
certaine différenciation du droit, surtout dans un univers social où la 
neutralité est toujours plus une prétention qu’une réalité et où les 
membres de la majorité ont toujours un avantage invisible que les 
minorités ressentent avec une certaine amertume et une certaine 
frustration. L’universalisme aveugle peut en revanche être perçu comme 
une invitation persistante adressée à certains de cesser d’être ce 
qu’ils sont et il n’est pas difficile de comprendre que, dans le siècle 
qui s’ouvre, où les déplacements de population sont appelés à 
s’amplifier, les sociétés qui sauront éviter ce piège et qui 
s’abstiendront de juger péremptoirement que tous ceux qui ne pensent pas 
comme elles sont affectés par des croyances maladives et déraisonnables, 
jouiront d’un avantage notable en termes d’attractivité et de cohésion.

Mais on doit aller au-delà pour au moins considérer l’hypothèse 
suivante. Le « retour du religieux », le scepticisme sur l’universel, et 
les différentes formes d’identifications à une communauté particulière 
pourraient bien être non pas des scories, des résidus d’une époque 
prémoderne, mais des effets de l’universalisation des modes de vie, de 
la mondialisation des échanges, de la généralisation des idées d’égalité 
et d’impartialité. Les individus et les groupes semblent à beaucoup 
d’égards se défendre contre l’uniformisation et la marchandisation de 
leur monde en se tournant vers des formes d’identification qu’ils 
pensent capables de leur donner, contre les effets de vulnérabilité et 
de déstructuration auxquels ils sont exposés, l’assurance, la protection 
ou la stabilité auxquelles ils aspirent. Il serait vain, à cet égard, de 
nier que la marche forcée vers la modernité représente pour tous ceux 
qui ne font pas partie des élites mondialisées, une exposition au 
risque, à la précarité et à la déstabilisation que ceux qui tirent parti 
de la globalisation ont beaucoup de mal à comprendre mais dont ils 
devraient pourtant essayer de tenir compte. L’appel incantatoire aux 
idées des Lumières dissimule au demeurant trop aisément le fait que, dès 
le moment où ces idées sont apparues sur la scène, leur développement 
s’est accompagné, en mode pas toujours mineur, d’une interrogation sur 
la manière dont elles risquaient d’affecter la substance des communautés 
humaines.

L’oubli de la dimension sociale de la république

Reste enfin l’essentiel : au détour d’une phrase le lecteur du Sens de 
la république apprend que l’un des piliers de l’identité nationale – 
celui de l’égalité – est sans cesse à inspecter et à consolider mais il 
n’en apprendra pas plus sur la forme d’égalité qui serait capable de 
cimenter réellement l’édifice républicain. Or, sur ce point, il faut 
être clair : Patrick Weil semble ne connaître que l’égalité devant la 
loi et ignorer que la république française est un projet d’égalité 
sociale ou, pour le moins, un projet d’égalité des chances. Lors de la 
crise grecque, la chancelière Angela Merkel a observé que l’Europe 
représentait 7% de la population mondiale mais 50% des dépenses sociales 
de la planète, et elle en tirait la conclusion qu’il serait temps de 
réduire cette proportion. Mais une simple observation devrait nous 
orienter dans une autre voie : la carte des pays où l’état de droit et 
la pratique de la démocratie s’imposent avec le plus de réalité recouvre 
celle des pays qui consacrent une part importante de leurs ressources à 
égaliser les conditions, et à garantir à tous ce que l’on pourrait 
appeler les quatre piliers d’une identité républicaine : l’éducation, la 
santé, le logement et une retraite décente.

Une telle entreprise d’homogénéisation sociale suppose que, loin d’être 
sanctuarisés ou donnés pour des droits intangibles, les droits 
économiques des individus soient clairement subordonnées à l’intérêt 
commun de la subsistance de tous. Au demeurant, la culture politique 
républicaine française est précisément fondée non seulement sur l’idée 
qu’il est possible de séparer les droits civils des droits économiques, 
mais que le contrôle de ces derniers par la puissance publique est 
nécessaire à la réalité égale des droits civils (et des droits 
politiques). Or, dans la mesure où l’ambition d’une république n’est pas 
de maximiser la richesse mais de garantir l’autonomie et l’indépendance 
effective des individus, elle contrôle la répartition et l’usage de la 
richesse matérielle de manière à ne pas permettre que sa concentration 
porte atteinte à la réalité des droits civils et politiques de 
l’ensemble des citoyens, et elle se propose de subordonner l’exercice 
des droits de propriété et de contrat à ce que Rawls appelait « une 
coopération entre personnes libres et égales ».

Aujourd’hui cette seconde forme de subordination du droit privé au droit 
commun, ou plutôt cette forme primitive de l’idée que l’intérêt de la 
liberté générale suppose la maîtrise des intérêts particuliers, a 
quasiment disparu du discours républicain. Elle est pour ainsi dire 
éclipsée par l’autre forme de subordination du privé au public – celle 
du droit à la différence au profit de l’égalité abstraite sous la loi – 
en sorte que, désormais, la définition culturelle de la république par 
l’appel à l’effacement des différences identitaires et à la laïcité se 
substitue à la définition sociale de la république par la solidarité, la 
continuité des places et la coopération entre personnes également libres 
et également autonomes. Le Sens de la république témoigne de ce 
déplacement préjudiciable. Tout se passe comme si la république était 
devenue seulement une question de valeurs (la dignité « égale » par 
l’abstraction des identités) et non plus une question d’autonomie (qui 
requiert l’égalité des indépendances, l’égalité des chances et des 
places, l’accès égal à la santé et à l’éducation).

Pourquoi cette substitution de la dimension laïque à la dimension 
sociale de la république ? Pourquoi cette éclipse de l’autonomie des 
individus au profit de la laïcité ? Si cette dernière est montée en 
épingle, c’est parce que les soi-disant républicains trouvent commode 
d’occulter la question sociale et de réduire la république à la laïcité 
et à l’identité abstraite des droits. Dans un monde globalisé où la 
course au profit et le poids des multinationales contraignent les États 
à réduire les dépenses publiques d’éducation et de santé, à réduire les 
protections instituées par le droit du travail, à rendre difficile ou 
impossible la construction de l’égalité des autonomies sans laquelle 
l’idée que la société est la chose de tous n’a plus de sens, le rejet de 
toute reconnaissance publique de la différences des identités devient le 
seul mode d’expression possible de l’aspiration à l’égalité. Mais, en 
France, l’invocation incantatoire de ce principe n’est pas seulement le 
masque de l’impuissance collective à progresser vers une authentique 
égalité sociale et à maintenir une authentique solidarité sociale ; elle 
sert aussi à aggraver cette impuissance en niant que, dans une société 
complexe, l’égalité des autonomies ne peut être atteinte que par la 
reconnaissance des obstacles spécifiques auxquels les individus sont 
confrontés.

par Jean-Fabien Spitz , le 23 septembre

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Denis Lebioda
Chargé de mission
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