[Laicite-info] Pourquoi deux interprétations de la laïcité coexistent-elles en France ?
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Jeu 21 Jan 10:20:36 CET 2016
Pourquoi deux interprétations de la laïcité coexistent-elles en France ?
Publié par : Le Monde.fr
Le : 19.01.2016
Par Samuel Laurent et Elvire Camus
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Que renferme le concept de laïcité ? Le premier ministre, Manuel Valls,
a sévèrement critiqué, lundi 18 janvier, lors d’une conférence des Amis
du Conseil représentatif des institutions juives de France, les
responsables de l’Observatoire de la laïcité – organisme rattaché à
Matignon –, estimant que cette instance « ne peut dénaturer » les
principes qu’elle doit défendre. Le rapporteur général de cet
observatoire, Nicolas Cadène, s’en était pris à la philosophe Elisabeth
Badinter, qui avait affirmé sur France Inter début janvier qu’il ne
fallait pas avoir peur de se faire taxer d’islamophobe pour défendre la
laïcité :
« Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe. A
partir du moment où les gens auront compris que c’est une arme contre la
laïcité, peut-être [qu’] ils pourront laisser leur peur de côté pour
dire les choses. »
A cette intervention, Nicolas Cadène avait répondu par un tweet : «
Quand un travail de pédagogie de trois ans sur la laïcité est détruit
par une interview à France Inter d’une personne. A quand un vrai débat
clair ? »
Son message lui avait valu une vive riposte des opposants à la ligne
qu’il défend avec le président de l’Observatoire, l’ancien ministre
socialiste Jean-Louis Bianco, tous deux accusés par leurs détracteurs de
« repli communautariste au détriment de l’esprit d’une véritable
République laïque ». Mais comment expliquer qu’il existe une rivalité
entre deux parties qui se réclament pourtant d’un même concept ? Quelle
est cette « ligne » défendue par l’Observatoire de la laïcité et celle
défendue, à l’inverse, par le gouvernement ? Enfin, existe-t-il une
définition de la laïcité ?
Que dit la loi ?
Souvent associée à la seule loi de 1905 concernant la séparation des
Eglises et de l’Etat, la laïcité s’est progressivement établie en
France. Ainsi, le site vie-publique créé par La Documentation française
rappelle que c’est la Révolution française qui a « posé les bases de la
liberté religieuse et de la séparation entre l’Etat et l’Eglise ».
1789. Selon l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public
établi par la loi. »
1791. La Constitution confère « la liberté à tout homme […] d’exercer le
culte religieux auquel il est attaché ».
1881-1882. L’école « publique, gratuite, laïque et obligatoire » est
créée par les lois Jules Ferry.
1905. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat établit dans son
article 1 que « la République assure la liberté de conscience. Elle
garantit le libre exercice des cultes […] dans l’intérêt de l’ordre
public. » L’article 2 prévoit que « la République ne reconnaît, ne
salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Un concept aux règles variables
Depuis, d’autres textes sont venus préciser le terme, notamment son
application à l’école et dans l’espace public. Ces lois émanent du débat
public autour de la question des signes religieux dits « ostentatoires »
que l’on est autorisé ou non à porter en fonction des lieux ou des cas.
L’école. Depuis la loi de 2004, le port de signes religieux «
ostentatoires » est interdit à l’école publique (maternelle, primaire,
collège, lycée). Plus précisément, « dans les écoles, les collèges et
les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves
manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ».
La jurisprudence de cette loi, conçue avant tout pour répondre au
problème du port du voile islamique par des élèves, a quelque peu
précisé la notion d’« ostensible » : un médaillon arborant une croix
chrétienne, un croissant musulman ou une étoile juive est toléré, mais
pas un voile, ni une kippa, ni une grande croix portée sur les
vêtements. On parle évidemment ici de l’école publique, non des
établissements privés, où ces règles peuvent varier.
La fonction publique. Autre cas distinct, celui des agents et des
bâtiments publics. Concernant les fonctionnaires, une charte de la
laïcité mise en place en 2006 requiert de tout agent public un « devoir
strict de neutralité religieuse ». Il leur est donc interdit non
seulement toute forme de prosélytisme, mais aussi de manifester de façon
ostensible une appartenance religieuse par le port d’un signe distinctif
(là encore, crucifix, kippa ou voile, par exemple).
L’espace public (la rue, un musée, le métro, un supermarché…). Ici,
c’est encore un autre texte qui s’applique : la loi de 2010 qui proscrit
la dissimilation du visage. Prévu avant tout pour répondre au port du
niqab (voile islamique recouvrant le visage à l’exception des yeux), ce
texte interdit donc d’arborer tout vêtement dissimulant le visage, qu’il
s’agisse d’un voile ou d’une cagoule de ski. Elle prévoit des exceptions
pour certains cas (carnaval et autres manifestations culturelles,
pratiques sportives impliquant un masque comme le ski…).
Le travail. La législation est plus complexe. L’affaire « Baby Loup »,
du nom d’une crèche, dont une employée avait été licenciée pour avoir
porté le voile malgré un règlement intérieur le prohibant, a montré les
fluctuations de la justice sur ces questions – il a fallu quatre années
et de nombreux revirements avant que ce licenciement soit jugé légal –,
et posé quelques principes. Plusieurs notions s’opposent : d’une part le
principe de liberté de religion et de liberté vestimentaire ; ensuite le
principe général de laïcité ; enfin le droit pour l’employeur d’imposer
un règlement intérieur, et les limites de celui-ci.
Tout dépend donc de ce règlement et de ce qu’il autorise ou non ; mais
aussi d’autres facteurs : l’entreprise est-elle gestionnaire d’un
service public, et donc tenue au principe de neutralité ? Le salarié
est-il en contact avec la clientèle ? Dans le privé, en effet, la nature
de la tâche à accomplir par un salarié peut justifier une restriction de
ses droits individuels (par exemple celui de porter un voile). Mais
cette restriction peut être contestée. Et le droit n’a pas encore établi
de principe général très clair à ce sujet.
Deux visions de la laïcité s’opposent
Et le débat sur les contours de la laïcité n’est pas clos. Aujourd’hui
encore, une vision dite « fermée » du concept, c’est-à-dire attachée à
la stricte neutralité religieuse dans l’espace public, s’oppose à une
vision qualifiée d’« ouverte », au contraire opposée à gommer tout signe
d’appartenance religieuse.
Manuel Valls a affirmé lundi soir quelle était la ligne du gouvernement.
Le premier ministre juge qu’en s’opposant à l’interprétation combative,
voire « islamophobe », d’Elisabeth Badinter, l’Observatoire de la
laïcité « dénature » le concept :
« [Nicolas Cadène], un collaborateur d’une organisation de la
République, ne peut pas s’en prendre à une philosophe comme Elisabeth
Badinter ; pas parce qu’elle est philosophe ni parce qu’elle s’appelle
Elisabeth Badinter, mais à partir de ses propos : c’est une défense
intransigeante — que je partage d’ailleurs — de la laïcité dans bien des
domaines. Et ça, ça doit être rappelé à chacun. »
Manuel Valls s’apprête d’ailleurs à rappeler les deux responsables de
l’Observatoire à l’ordre sur ce point : « Je verrai bientôt Jean-Louis
Bianco. L’Observatoire de la laïcité, placé d’ailleurs sous ma
responsabilité – je lui rappellerai –, ça ne peut pas être quelque chose
qui dénature la réalité de cette laïcité », a-t-il dit lundi soir. Le
premier ministre reproche notamment à l’instance d’avoir signé une
tribune intitulée « Nous sommes unis » dans Libération, alors que
celle-ci avait également reçu le soutien de plusieurs personnalités,
dont des militants réputés proches des Frères musulmans. Mardi, les
signataires du collectif ont demandé à rencontrer Manuel Valls pour une
« explication ».
Le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, a lui
aussi réagi aux propos du premier ministre mardi, affirmant que le
rapporteur général de l’instance, auteur du tweet au sujet d’Elisabeth
Badinter, se « born[ait] à rappeler le droit existant ».
Dans un entretien accordé au Monde mardi, Jean-Louis Bianco précise sa
vision de la laïcité, dictée, insiste-t-il, par la réalité du terrain :
« Nous défendons la laïcité en en faisant la promotion sur le
terrain où nous sommes deux à trois fois par semaine. Nous sommes
sollicités partout pour dire ce qu’est la laïcité, son histoire, son
droit, son application concrète. Ce n’est pas un choix intuitif ou
idéologique. Ceux qui dénaturent la laïcité, ce sont précisément ceux
qui en font un outil antireligieux, antimusulman, qui prétendent, ce qui
est une monumentale erreur sur le principe même de laïcité, que l’espace
public est totalement neutre, comme si nous n’avions plus le droit
d’avoir des opinions. »
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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