[Laicite-info] Henri Peña-Ruiz > "La laïcité n'a rien d'ambigu"

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 25 Jan 11:30:35 CET 2016



Henri Peña-Ruiz > "La laïcité n'a rien d'ambigu"

Alors que deux conceptions s'affrontent, divisant l'Observatoire de la 
laïcité lui-même, le philosophe Henri Peña-Ruiz tient à simplifier le 
débat. Interview.

Propos recueillis par Victoria Gairin
Publié par : http://www.lepoint.fr
Le : 25/01/2016

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Le Point.fr : La laïcité est devenue un principe à géométrie variable. 
Que dit exactement la loi de 1905 ?

Henri Peña-Ruiz : La laïcité n'a rien d'ambigu. Elle se définit très 
simplement par trois principes indissociables : la liberté de conscience 
– un croyant est libre de croire en Dieu, mais il n'engage que lui dans 
cette croyance ; un athée est libre de nier l'existence de Dieu et de 
n'affirmer qu'un humanisme athée, mais il n'engage que lui dans cette 
affirmation – l'égalité de droit sans distinction de conviction 
spirituelle et l'union des croyants divers, des athées et des 
agnostiques dans la participation à une sphère publique uniquement 
dévolue à l'intérêt général. Le bien commun, la res publica, nous permet 
de dépasser les communautarismes, de nous retrouver dans une sphère 
publique qui, dans sa neutralité et son indépendance par rapport à toute 
conviction particulière, permet de fonder la vie commune sur ces trois 
principes. À partir de là, la laïcité, c'est le principe qui unit tout 
le peuple (laos, en grec). Son étymologie renvoie à l'unité indivisible 
de la population, l'union du peuple, sans nier les différences, mais en 
invitant à considérer au contraire qu'en amont des différences, nous 
sommes tous des êtres humains, dotés de droits et de devoirs. Liberté, 
égalité, universalité de la puissance publique : voilà le triptyque qui 
définit la laïcité.

Comment expliquez-vous qu'on en ait perdu le sens ?

Dès l'origine, quand la laïcité s'est affirmée dans la loi de 1905 comme 
séparation de l'État et de l'Église, ceux qui jouissaient de privilèges 
publics – en particulier l'Église catholique – n'ont pas accepté que la 
laïcité puisse les leur retirer. Quelque part, la résistance à 
l'émancipation laïque a toujours existé. Aujourd'hui encore, en 
Alsace-Moselle, c'est le concordat napoléonien de 1801 qui subsiste. Et, 
en vertu de ce concordat, la religion est reconnue d'utilité publique. 
Les prêtres, les rabbins et les pasteurs jouissent ainsi de salaires 
payés par l'État, la religion est enseignée dans les écoles, et les 
parents athées ou agnostiques sont obligés de demander une dérogation 
lorsqu'ils ne veulent pas que leur enfant suive le cours de religion. Le 
concordat donne clairement une situation de privilège aux Églises. Or, 
demandez aux religieux d'Alsace-Moselle s'ils veulent revenir à une 
situation laïque, ils vous répondront, horrifiés, que cela porterait 
atteinte aux traditions locales. Il est clair que la religion catholique 
n'a jamais admis de gaité de cœur la disparition de ses privilèges le 9 
décembre 1905, et qu'elle fait tout pour relativiser la laïcité, 
suggérer qu'il y en aurait plusieurs, que d'autres pays seraient laïcs 
tout en privilégiant leurs religions. On parle beaucoup aujourd'hui de 
laïcité « ouverte », de laïcité « inclusive », « plurielle ». C'est le 
seul principe qu'on affuble ainsi d'un adjectif. On dit bien « la 
liberté », « l'égalité ». Les adjectifs accolés à la laïcité sont 
destinés à relativiser, à brouiller les pistes.

Que répondre à certains théoriciens qui affirment que l'Église 
catholique a largement contribué à inventer la laïcité ?

Il y a ceux, en effet, qui invoquent la parabole des deux royaumes, et 
notamment l'affirmation attribuée à Jésus-Christ selon laquelle son 
royaume n'était pas de ce monde : « Rendez à César ce qui est à César et 
à Dieu ce qui est à Dieu ! » Mais saint Paul, lorsqu'il explicite la 
conception chrétienne, dit au contraire que « toute puissance vient de 
Dieu ». Autrement dit, le pouvoir du roi, du prince, de l'empereur ou 
autre est une médiation du pouvoir de Dieu. D'ailleurs, Bossuet 
l'exprime très bien lorsqu'il affirme : « Le roi est le ministre de Dieu 
sur la terre. » Lorsqu'il s'exprime ainsi, il place clairement la 
puissance temporelle au service de la puissance spirituelle. Affirmer, 
comme certains idéologues le font encore aujourd'hui, que le 
christianisme aurait spontanément décrété la sortie de la religion est 
un contresens. Il ne s'agit en aucun cas de « sortir » de la religion, 
mais, plus exactement, de sortir de l'époque où la religion bousculait 
la norme commune. Victor Hugo, qui était pourtant profondément croyant, 
l'avait bien compris, qui s'écriait dans son discours contre la loi 
Falloux en 1850 : « Je veux l'État chez lui et l'Église chez elle ! » 
Voilà la définition de la laïcité que n'acceptent pas encore un certain 
nombre de représentants religieux.

Pourquoi sclérose-t-on le débat autour de l'islam, de la radicalisation, 
du port du voile ?

Certains journalistes ont été malhonnêtes lorsqu'ils ont appelé la loi 
de 2004, la « loi sur le voile ». Il faut lire le rapport issu de la 
commission Stasi pour se rendre compte du manque de rigueur de ceux qui 
ont commenté la loi. Ledit rapport proposait de soumettre au Parlement 
un projet de loi visant à interdire les signes ostensibles 
d'appartenance religieuse. Le voile était bien sûr cité, mais aussi la 
kippa, et la croix charismatique portée par les jeunes catholiques. Il 
était aussi mentionné dans le rapport que tout signe d'appartenance 
religieuse devait être interdit dans l'école, non pas par une volonté 
liberticide, mais parce que l'école n'est en aucun cas un lieu de 
manifestation. La manifestation viendra plus tard, de la part d'adultes, 
maîtres de leur jugement. Cette école ne doit pas être la proie de 
groupes de pression, pas plus politiques et commerciaux que religieux 
d'ailleurs. La distance de l'école à l'égard des groupes de la société 
civile est fondamentale : imaginez une école publique qui serait le 
champ clos des manifestations d'appartenance... Pour qu'elle soit 
exclusivement dévolue à sa fonction – à savoir produire liberté et 
égalité –, l'école doit rester une parenthèse, j'oserais même dire qu'il 
faut la « sanctuariser ».

La loi n'est pas la même à l'école, dans l'espace public, dans la 
fonction publique, au travail... Ce ne sont pas plutôt ces variables 
dans les règles de la laïcité qui créent le trouble ?

Non. Il faut bien comprendre qu'il y a des lieux différents dans la 
société. J'ai enseigné la philosophie pendant plus de 40 ans. En tant 
que citoyen, qu'être privé, j'ai des convictions personnelles, mais 
lorsque je franchis le seuil de ma classe, je sais et je dois savoir que 
c'est un autre lieu que la société civile, que l'intimité de la maison. 
Je me trouve en présence d'enfants devenus élèves, que me confie la 
République pour en faire des citoyens éclairés, des hommes libres. Je 
dois comprendre à ce moment-là qu'il ne m'appartient pas de mettre à 
profit ma parole publique pour endoctriner, pour mettre en avant soit 
mon athéisme soit ma religion. Le citoyen doit comprendre que, selon les 
lieux, il y a des choses qu'on peut faire et d'autres non. Si une femme 
voilée ou un homme portant une kippa entre dans un bureau de poste, ils 
viennent de la société civile, cela ne pose donc aucun problème. En 
revanche, si la femme qui est derrière le guichet porte le voile, là, 
cela pose un problème. Le service public ne peut pas s'afficher à 
travers ses représentants par un symbole particulier.

Que répondre aux défenseurs d'une laïcité qui se redéfinirait au fur et 
à mesure que le « paysage religieux » évolue ?

Ce n'est pas à la laïcité de s'adapter aux religions, mais l'inverse. 
Car la laïcité se définit comme un cadre de conditions qui rend possible 
la coexistence des diverses options spirituelles. C'est un peu comme les 
droits de l'homme. Pourquoi figurent-ils en préambule à nos conditions 
démocratiques ? Parce qu'on considère qu'ils énoncent des principes qui 
permettent de construire le cadre général qui va accueillir les diverses 
convictions spirituelles. Ceux qui veulent réviser la loi de 1905 sous 
prétexte qu'elle avait à l'époque en face d'elle le catholicisme et 
qu'aujourd'hui elle aurait l'islam se trompent complètement. Certains 
affirment que le christianisme reconnaît l'indépendance de la sphère 
privée sur la sphère publique et que l'islam ne la reconnaît pas. 
L'islam veut que la loi politique traduise la loi religieuse. Mais ce 
fut aussi le cas du catholicisme ! Remontez ne serait-ce qu'un siècle ou 
deux en arrière, l'idée que la puissance publique puisse être 
indépendante de la conviction religieuse est absolument condamnée et 
insupportable pour l'Église. La différence entre le catholicisme et 
l'islam n'est pas de nature, mais historique. Il faut éviter de 
stigmatiser l'islam sous prétexte de condamner l'islamisme politique. Il 
y a plusieurs islams de la même manière qu'il y eut plusieurs 
christianismes. Mais, quelle que soit la religion, la donne reste la 
même : les conditions spirituelles n'engagent que leurs adeptes ; la 
République, elle, vise l'universel.

Comment enseigner les religions à l'école ?

Il ne s'agit en aucun cas d'« enseigner » les religions. Pas plus 
d'ailleurs qu'il ne s'agit d'enseigner le communisme, le socialisme ou 
telle idéologie. Il s'agit d'enseigner la connaissance objective et 
distanciée des religions. Ce n'est pas du tout la même chose. Par 
ailleurs, l'univers spirituel des êtres humains ne se limite pas aux 
religions. Je récuse la formulation retenue par la ministre Najat 
Vallaud-Belkacem lorsqu'elle dit « enseigner les seules religions ». On 
doit enseigner la connaissance des diverses convictions spirituelles, de 
telle façon que les élèves aient une ouverture grand-angle sur tout ce 
qui a compté dans l'histoire de l'humanité. L'école aujourd'hui referme 
l'éventail de la connaissance des options spirituelles à 90 degrés. Or, 
je n'imagine pas un cours de philosophie qui enseignerait la 
connaissance du créationnisme chrétien sans évoquer la connaissance du 
matérialisme athée de Diderot, de Holbach ou Helvétius. Albert Camus 
doit-il être absent des programmes d'enseignement des spiritualités ? 
Évidemment, non. Lorsqu'on lit L'Étranger ou Le Mythe de Sisyphe ou 
encore Les Justes, on voit bien que cet homme, qui ne croyait pas en 
Dieu, avait des principes, des valeurs, des repères qui valent.

Comment expliquez-vous l'amalgame très souvent commis qui consiste à 
confondre la laïcité avec l'athéisme ?

Invité début janvier sur un plateau de télévision pour parler de la une 
de Charlie Hebdo, je me suis en effet étonné de ne voir autour de la 
table que des représentants des religions. J'en ai fait part avant 
l'émission au présentateur qui m'a dit : « Justement, vous allez les 
représenter. » Or, j'étais invité en tant que penseur de la laïcité et, 
à vrai dire, personne sur la place publique n'est censé savoir si je 
crois en Dieu ou pas. Lorsque des chrétiens sont égorgés par Daech, je 
défends bien sûr les chrétiens contre le fanatisme religieux. Lorsque 
l'équipe de Charlie se fait liquider à la kalachnikov – ceux que je 
connaissais étaient athées –, je les défends évidemment. Est-ce que cela 
signifie pour autant que je sois chrétien dans un cas, et athée dans 
l'autre ? Il y a aussi des adversaires résolus de la laïcité qui 
commettent sciemment l'amalgame pour la dessaisir de sa portée 
universelle. Je pense notamment à ceux qui la relativisent 
géographiquement, qui soutiennent que la notion serait « 
franco-française », et donc « pas exportable ». J'ai envie de répondre : 
« Et donc si la pénicilline est écossaise, elle n'est valable que pour 
les Écossais ? » C'est ridicule. La laïcité ne vaut pas que pour les 
Français. Regardez Mustafa Kemal Atatürk qui, en Turquie, donne le droit 
de vote aux femmes en 1934, et rompt ainsi avec le machisme du califat. 
Voyez Benito Juárez au Mexique, qui sépare l'Église et l'État en 1859. 
Voyez Thomas Jefferson, un des premiers présidents des États-Unis, qui 
proclame qu'il faut un mur entre l'Église et l'État. Il est clair que la 
laïcité est de portée universelle, que c'est un idéal des Lumières. Elle 
n'est d'ailleurs pas née spontanément en Occident. Il a fallu que le 
sang coule pendant 15 siècles, avec les bûchers de l'Inquisition, les 
guerres de religion, l'index des livres interdits – qui n'a été supprimé 
par l'Église qu'en 1962 au moment de Vatican II. Tout cela est 
complètement passé sous silence dans le débat actuel. Marine Le Pen se 
présente comme tenant d'une laïcité identitaire, mais une laïcité qui 
s'en prend surtout aux musulmans qui prient dans les rues. En revanche, 
je n'ai jamais entendu madame Le Pen dire qu'elle était hostile au 
concordat d'Alsace-Moselle ou à la loi Debré de 1959. Certains laïcs 
sont décidément très sélectifs !

Henri Peña-Ruiz est écrivain et philosophe. Il est notamment l'auteur du 
Dictionnaire amoureux de la laïcité (Plon, 2014).

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Denis Lebioda
Chargé de mission
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