[Laicite-info] Régis Debray : « L’œcuménisme est partout en crise »

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 25 Jan 17:26:34 CET 2016


Régis Debray : « L’œcuménisme est partout en crise »

Publié par : LE MONDE
Le : 25.01.2016
Propos recueillis par Nicolas Truong

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Directeur de la revue Médium et président d’honneur de l’Institut 
européen en sciences des religions, Régis Debray a récemment publié, 
avec le préfet Didier Leschi, ancien chef du bureau central des cultes 
au ministère de l’intérieur, un « guide pratique » de la laïcité, dans 
lequel il évoque aussi bien « le geste discutable » qui consiste à 
introduire les crèches de Noël dans les mairies que le manque d’imams 
dans les aumôneries (La Laïcité au quotidien, Folio, 160 pages, 7,10 
euros). Dans un entretien au Monde, il recadre les débats qui enflamment 
la société française.

La polémique entre Manuel Valls et Jean-Louis Bianco, président de 
l’Observatoire de la laïcité, est-elle révélatrice d’une guerre des 
laïcités en France, entre d’un côté les partisans d’une laïcité « fermée 
» et, de l’autre, les défenseurs d’une laïcité « ouverte » ?

Qu’il y ait, dans notre tradition, deux gauches comme il y a trois 
droites, cela s’apprend en première année à Science Po. Le surprenant, 
le déplorable, c’est qu’une laïcité destinée à rassembler en vienne à se 
déchirer. L’œcuménisme semble partout en crise. Le préfet Leschi et moi 
sommes étrangers à ces disputes. Notre propos, avec un guide pratique, 
est de faire un retour aux fondamentaux, moyennant un socle commun de 
règles de conduite, en examinant une quarantaine de cas litigieux pour 
faire vivre dans les faits une laïcité sans qualificatif ni agenda 
caché. Pour être efficace, restons modestes. L’existence doit précéder 
l’essence. Là où la théorie divise, l’exercice peut unir. C’est le 
souhait de ce kit de survie, à mettre entre toutes les mains, gauche, 
droite, ou rien du tout.

La loi de 1905 et les textes qui régissent notre laïcité sont-ils trop 
flous pour qu’ils donnent lieu à des interprétations si différentes ?

Le mot de laïcité ne figure même pas dans la loi de 1905, qui est la clé 
de voûte de notre séparation des Eglises et de l’Etat. C’est dire à quel 
point la pratique a précédé la théorie, et cela dès les années 1880. 
Cette absence de définition claire et univoque – en dehors des 
généralités sur la liberté de conscience – a l’avantage de la souplesse 
dans l’application mais aussi l’inconvénient d’une certaine confusion 
dans l’idée. Avec la tolérance, par exemple, qui marque l’aimable 
condescendance d’un supérieur envers un inférieur, comme sous l’Ancien 
Régime. Ou avec une belle valeur, notion morale qui n’engage à rien de 
précis et dont la violation n’est assortie d’aucune sanction pénale. La 
fraternité par exemple est une belle valeur, le respect aussi, mais si 
un maire manque de fraternité envers un administré on peut le traiter de 
mauvais bougre, mais non le traîner devant un tribunal. La laïcité 
relève d’abord du droit. C’est une exigence de la raison inscrite dans 
la loi.

« Nous ne vivons plus dans la France de 1905, ni même d’avant 1989, 
année où la question du foulard surgit dans les établissements scolaires 
», écrivez-vous. Qu’est-ce que la laïcité en 2015 ? Doit-elle ne 
demeurer qu’un simple cadre juridique ou doit-elle également constituer 
un rempart au prosélytisme religieux ? En un mot, n’avons-nous pas 
besoin d’une laïcité de combat face à la poussée des revendications 
islamistes ?

Le cadre juridique, c’est le plus fiable des boucliers, et son 
objectivité, une garantie d’égalité pour tous les justiciables. Il faut 
avoir le courage de l’appliquer, et même de l’imposer, en cas de besoin. 
Sans faiblesse. L’ex-fille aînée de l’Eglise n’a pas fait la Révolution 
pour se retrouver la fille cadette de l’Islam, dont une fraction 
intégriste témoigne aujourd’hui des mêmes ambitions d’emprise que le 
catholicisme en 1900.

L’éclatement identitaire et le réveil tous azimuts du religieux font 
reculer partout l’indépendance du temporel, même là où elle était au 
départ : Israël, Egypte, Inde, Indonésie, Mexique. Le nombre d’Etats 
laïques dans le monde se réduit comme peau de chagrin. Il est donc 
normal que la République française se défende sans sectarisme ni préjugé 
avec les armes de la loi, qu’elle tient de son histoire propre. Aucune 
appartenance particulière n’est porteuse de droits particuliers, et 
encore moins d’un droit à faire exception à la loi générale. Il y a un 
code civil, approuvé par la nation, et c’est le même pour tous, point 
final. Mais les religions révélées n’ont pas l’exclusivité du 
débordement sur ce qui n’est pas de leur ressort. La séparation de 
l’Etat avec la nouvelle religion de l’entreprise et du marché, qui a ses 
clercs et ses textes sacrés, ne serait pas mal venue non plus. Il faut 
vivre avec son temps, n’est-ce pas, et les volontés de puissance, comme 
les clergés, peuvent changer de costume et de vocabulaire.

Pourquoi faudrait-il selon vous augmenter le nombre d’aumôniers 
musulmans et ne pas ajouter de jour férié au calendrier pour faire droit 
à toutes les pratiques religieuses ? Est-ce simplement parce que le 
culte (catholique) est, ici, devenu culture ? Et pourquoi alors 
l’installation d’une crèche dans une mairie vous paraît-elle un « geste 
discutable » ? En un mot, où placez-vous le curseur entre le permis et 
l’interdit ?

« Les hommes, dit Marx, font leur propre histoire, mais ils ne la font 
pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des 
conditions directement données et héritées du passé. » Nos aïeux 
n’avaient peut-être pas lu le 18 Brumaire de Louis Bonaparte mais ils 
savaient qu’un culte multiséculaire sédimente en culture et s’incruste 
dans les esprits, le calendrier et le paysage. Ils ont fait du dimanche, 
en 1906, le jour du repos hebdomadaire, devenu une conquête laïque du 
mouvement ouvrier. Et nos onze jours fériés légaux en intègrent quatre 
d’origine chrétienne, Pâques, Ascension, Assomption et Noël. Faire droit 
à d’autres pratiques religieuses ? Les musulmanes et les juives ? A la 
bonne heure. Et les orthodoxes, les bouddhistes, les hindoues, les 
évangéliques ? On s’arrête où ?

L’enfer est pavé de bonnes intentions et, si l’histoire n’est pas notre 
code, un code qui fait fi du « poids des générations mortes » finit par 
rendre ce passé encore plus virulent et même appétissant. Voyez la 
Turquie d’après Kemal. Le théocratique y revient en boomerang. Une 
crèche sur la place du marché, c’est très sympathique, comme les santons 
dans la fête provençale. La même dans une mairie sera interprétée, non 
sans raison, comme la volonté d’exclure symboliquement les 
non-catholiques. Et suscitera des réclamations d’autres traditions 
religieuses.

Pourquoi le « sourire », à savoir la pratique de l’humour vis-à-vis des 
religions, devrait-il être non seulement un droit, mais aussi un des 
nombreux « devoirs du laïque » ?

Les théocraties n’aiment pas le rire, les idéocraties non plus. Cela ne 
fait pas de la grosse rigolade notre prière du matin, mais quand un 
pouvoir politique censure le dessin d’humour ou le trait d’esprit à son 
encontre, c’est qu’il prétend occuper la place de l’Absolu. Le 
caricaturiste, où que ce soit, est la sonnette d’alarme.

Ne cédez-vous pas du terrain à l’obscurantisme et à la liberté lorsque 
vous soutenez que « toute demande de non-mixité n’est pas en soi une 
atteinte à la laïcité » ?

Non. L’école laïque a très longtemps séparé garçons et filles. On a vu, 
après 1968, des groupes de femmes refuser la présence d’hommes pour 
faire pièce à la domination masculine. Et que je sache, les 
francs-maçons qui refusent les loges mixtes ne sont pas de piètres 
républicains, ni d’ailleurs les équipes de basket féminines. La 
séparation des genres, ici ou là, n’a rien de répréhensible tant qu’elle 
n’a pas de motif religieux. Là est le curseur.

Les coups de menton des gouvernements successifs contre l’islamisation 
de certains quartiers comme la volonté des musulmans d’avoir des lieux 
de prière décents n’ont toujours pas rendu possible l’émergence d’un « 
islam de France ». Pourquoi les imams ne sont-ils pas formés en France ?

On peut se le demander, en effet. Le lieu de formation des hommes de foi 
n’est pas anodin et se confier à « l’importation », avec des imams 
salariés par des Etats étrangers, dans le cadre d’accords à caractère 
diplomatique, cela expose au pire. Il faut vouloir les conséquences de 
ce qu’on veut. Si on veut un islam de France, un institut supérieur de 
théologie musulmane s’impose en France. A tout le moins, un centre de 
formation faisant référence. On ne devient pas prêtre, pasteur ou rabbin 
sans avoir fait de longues études, sanctionnées par des diplômes. C’est 
une obligation. Pourquoi ce n’en serait pas une pour les imams ? Ou 
préfère-t-on le recrutement par Internet ?

La laïcité pourrait-elle tenir lieu de religion civile ?

Vous posez la question de fond, celle de Rousseau en son temps, et de 
Jaurès aussi. « Je ne conçois pas une société sans religion, disait-il, 
sans des croyances communes qui relient toutes les âmes en les 
rattachant à l’infini d’où elles procèdent et où elles vont. » Le 
vocabulaire est d’époque, non le souci. Les Etats-Unis ont une religion 
biblico-patriotique, leur transcendance, c’est Dieu, le drapeau et le 
dollar (avec l’Etre suprême au milieu). La France, c’est la république, 
« indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Laïque n’est qu’un 
attribut, porteur et porté par les trois autres. Une république 
divisible, oligarchique et antisociale aurait du mal à rester laïque, 
épithète qui ne doit pas s’accoler à société mais à Etat.

La société civile, en France particulièrement incivile, est par nature 
le lieu des obédiences religieuses ou idéologiques, des intérêts 
communautaires et des tribus en guerre les unes contre les autres. Seul 
un Etat totalitaire peur vouloir laïciser la société. C’est l’Etat qu’il 
faut rendre laïque, c’est son existence qui donne un corps à ce mot, et 
il n’y a pas d’exemple d’une puissance publique mise à bas qui ne voie 
la remontée des clergés comme des mafias. Les demandes de censure 
émanent désormais des associations de droit privé, et c’est à l’Etat de 
nous en protéger. Encore faut-il qu’il garde sa hauteur par rapport au 
tohu-bohu des guerres extérieures et des connivences intérieures. Et que 
l’homme d’Etat soit autre chose qu’un communicant courant de droite à 
gauche pour flatter la clientèle.

Y a-t-il encore la possibilité de faire vivre et émerger un sacré 
républicain ?

Seul ce qui nous dépasse peut nous unir et, si l’Etat n’est plus qu’un 
conseil d’administration, notre respect ira ailleurs, et alors bonjour 
la guerre civile. La nation civique et non ethnique peut donner une âme 
à un peuple – un legs de souvenirs et un désir de vivre ensemble, pour 
parler comme Ernest Renan –, et non seulement une législation.

Ne confondons pas le cadre et le tableau, et ne demandons pas à la 
laïcité de nous fournir la part d’irrationnel et d’imaginaire exigée par 
l’émotion religieuse, et peut-être même par toute fraternité. Elle n’est 
pas faite pour la mystique, ni même pour la croyance. Je ne connais pas 
d’équivalent laïque au Requiem de Fauré ou au kaddish des endeuillés. Si 
l’homme est quelque chose qui doit être dépassé, la grandeur d’un régime 
laïque concilie humanisme et optimisme : elle consiste à laisser à 
chaque individu le soin de choisir en conscience, sans pression ni 
soumission, ce qu’il estime devoir dépasser sa pauvre vie individuelle.

Ecrivain et philosophe, Régis Debray a publié de nombreux ouvrages 
consacrés à la république et au sacré, dont La République expliquée à ma 
fille (1998), Ce que nous voile le voile. la République et le sacré 
(2004), Le Moment fraternité (2009) ou Jeunesse du sacré, (2012). Il 
vient de publier, avec Didier Leschi, La Laïcité au quotidien, 160 
pages, 7,10 euros.

     Nicolas Truong
     Responsable des pages Idées-Débats

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Denis Lebioda
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