[Infoligue] Société civile et monde associatif
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Jeu 1 Déc 09:29:49 CET 2011
Société civile et monde associatif
Publié par :
http://www.fonda.asso.fr/Societe-civile-et-monde-associatif.html
Le : 30/11/11
par Jean Bastide, responsable associatif et Roger Sue, sociologue,
paru dans La tribune fonda n°210
******************
Introduction
La notion de société civile traduit une idée d’émancipation,
d’autonomie, qui signifie que la société s’organise en dehors de
l’autorité publique. Dans bon nombre de ses usages contemporains, elle
apparaît comme un concept polémique que la formule « la société civile
contre l’État » résume bien. Elle connaît en France un regain d’intérêt
dans le débat politique et le discours philosophique depuis une
quarantaine d’années. Si la définition de son contenu ne s’est pas pour
autant complètement stabilisée et si des débats existent encore sur son
périmètre, il semble que l’on soit aujourd’hui sorti d’une période de
plus de trois siècles au cours de laquelle cette définition a connu de
nombreux sens différents, voire contradictoires, le plus souvent flous.
Cette contribution s’attachera dans un premier temps à l’histoire de la
notion et de son acception particulière en France, avant de proposer
dans un second temps des pistes de questionnements sur les évolutions
récentes à même de nourrir une approche prospective du monde associatif
et de sa place dans la société civile.
L’incontournable histoire
Les contours d’une notion
Une définition instable
Pour les grecs et les latins la notion de société civile était
identifiée à la communauté politique ou à la société politiquement
organisée, c’est-à-dire à l’État. Au XVIIe siècle, on assiste à une
inversion du mot, qui renvoie à une organisation sociale qui se
différencie de l’État, la société privée ou la société sans l’État.
La Révolution dans sa première période, dans le prolongement de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a voté la loi du 21
août 1790 qui reconnaissait aux citoyens « le droit de s’assembler
paisiblement et de former entre eux, des sociétés libres, à charge
d’observer les lois qui régissent tous les citoyens ». Avec les lois Le
Chapelier, pour des motifs contradictoires mais dans des termes quasi
identiques, on assiste à un changement de cap brutal, puisqu’elles
abrogent dans la même foulée les organisations professionnelles
archaïques, avant tout symbole de l’Ancien Régime, et les organisations
volontaires d’entraide. Les citations de l’époque qui traduisent une
aspiration radicale à l’unité de la nation et à l’égalité des citoyens
au nom de l’intérêt général sont abondantes. L’écrivain André Chénier
l’exprime avec force en disant : « Imprudent et malheureux l’État où il
se fait différentes associations… Heureux le pays où il n’y a d’autre
association que l’État, d’autre corps que la patrie, d’autre intérêt que
le bien commun . »
Nous touchons là au cœur de ce qui a façonné le modèle français. Ce
n’est pas simplement la volonté de bâtir un État fort suivant le modèle
jacobin centralisé, c’est aussi l’affirmation que l’intérêt général est
au-dessus, voire contre les intérêts particuliers. En d’autres termes,
tout rattachement partiel des individus est perçu comme une déviation,
voire une trahison de l’existence collective. Cette conception de
l’intérêt général alliée à une aspiration exacerbée à l’unité a donc
pour conséquence la centralisation et la négation de l’existence d’une
société civile organisée. Napoléon III a poussé cette logique à son
extrême en allant jusqu’à proclamer que la seule parole légitime de
l’intérêt général c’est la parole des élus du peuple et notamment de
celui qui est le premier élu, l’empereur ! Au sujet de la presse il
justifiera une politique de restriction des libertés en affirmant que
les journaux ne sont que des « puissances privées, le journaliste,
l’alliance d’un talent et d’un capital, c’est-à-dire d’intérêts privés
qui ne peuvent que perturber le langage de l’intérêt général ». Quant
aux partis politiques, ils ne sont que des « entrepreneurs particuliers
» en politique.
Pourtant c’est au XVIIIe siècle que la notion de société civile a pris
véritablement son indépendance par rapport à la société politique,
c’est-à-dire à l’État. Une coupure se dessine entre l’État et la société
civile, laquelle repose sur une séparation entre sphère privée et sphère
publique. C’est dans le même temps qu’émerge l’État moderne et que la
sphère de la production et des échanges prend son autonomie avec la
naissance du capitalisme. Ceci se traduit, dans la doctrine libérale par
une nette séparation des sphères privées et publiques, du monde du
travail et de la production d’une part, et celui des institutions
publiques de l’autre. La société civile, qui désigne alors l’ensemble
des rapports sociaux hors État, se voit progressivement identifiée à la
sphère marchande, l’espace du marché étant sensé représenter l’ensemble
de la sociabilité. La doctrine libérale qui considère les grandes
révolutions comme la libération des individus des ordres hiérarchiques
en tire la conclusion qu’il s’agit d’un mouvement vers l’individualisme
qui oppose l’individu et la société. Ceci favorise la conversion du
libéralisme politique en libéralisme économique . Mais ce n’est pas un
mouvement général d’atomisation de la société qui s’est produit suite à
la disparition des formes de regroupements traditionnels de l’Ancien
Régime, et ce malgré les lois d’interdiction, c’est un foisonnement
d’organisations et d’associations diverses. Ce n’est non pas un
mouvement vers l’individualisme, mais un véritable « mouvement
associationiste » qui a donné naissance à la société civile.
Dans l’approche marxiste, la société civile prend plusieurs
significations : pour Karl Marx elle est identifiée à la société
bourgeoise, pour Georg Hegel elle est séparée de l’État alors que pour
Antonio Gramsci elle est réinsérée dans la sphère des technostructures,
l’État étant à la fois composé de la société civile et de la société
politique.
Historiquement, il n’y a donc pas de définition stable de cette notion :
après avoir été identifiée à l’État puis à la société marchande et au
libre jeu du marché (le libéralisme), elle a ensuite désigné la société
bourgeoise et enfin un ensemble de valeurs telles que l’autonomie, la
responsabilité, la prise en charge par les individus eux-mêmes de leurs
problèmes.
Vers un consensus relatif
Si l’utilité théorique de la notion n’a été admise en France que
récemment – on en analysera les raisons plus loin – elle ne fait pas
encore l’unanimité. La diversité des approches et des définitions,
parfois contradictoires, explique partiellement qu’en France il y eut
éclipse de la notion jusqu’aux années 1970. Pour Raymond Aron, et
quelques autres, c’est un concept trop général et imprécis pour rendre
compte de la société moderne, d’autres expressions lui seront parfois
préférées, comme « société ouverte » ou « société libre ». Bien que ces
différentes expressions soient évocatrices, elles ne sont guère plus
précises que celle de « société civile ».
Néanmoins, de l’usage qui en est fait depuis une quarantaine d’années,
on peut identifier des éléments faisant consensus pour servir de base à
la réflexion.
La première question qui se pose à propos de la société civile est de
savoir si elle est une réalité objective constatable, ou si elle
implique un mouvement actif au sein de la société, sous forme de groupes
marqués par un lien conscient, une communauté de pensée, d’engagement et
d’action, entre des gens qui s’associent et s’organisent sous diverses
formes et peuvent se mobiliser. L’observation de l’usage du mot démontre
clairement que la notion de société civile n’est pas conçue comme une
réalité passive, mais bien comme un ensemble dynamique impliquant des
initiatives de la part des individus et des groupes qui la constituent.
C’est ce qui permet de la distinguer de l’opinion publique.
Il y a une deuxième question : quel est le périmètre de la société
civile, autrement dit quelles en sont les composantes ? La question se
pose notamment pour les activités économiques ; le monde de
l’entreprise, le secteur de l’économie marchande font-ils partie de la
société civile ? La réponse est positive si, à partir d’une vision
duale, la société civile inclut tout ce qui relève de la sphère non
publique. Cette conception correspond à un moment de l’histoire où elle
s’est progressivement affirmée face à la société politique. Elle a
l’avantage de la simplicité, mais ne correspond pas à l’usage le plus
répandu. Pour ce dernier, la société civile n’est pas le marché, ni
l’entreprise en tant que telle, c’est à dire les forces de production
qui la composent, mais plutôt les organisations professionnelles, les
organisations patronales ainsi que les organisations représentatives des
milieux sociaux, des associations dans leur diversité, des organisations
culturelles. Un mot caractérise cette société civile plurielle :
l’associationnisme.
Au sein de cet ensemble disparate, des organes ont une forme plus ou
moins élaborée d’organisation et de structuration voire
d’institutionnalisation. C’est ce qu’on nomme la « société civile
organisée ». Son périmètre couvre l’ensemble des entités organisées sur
une base volontaire, de personnes qui se rassemblent autour de projets
communs, de valeurs partagées en vue d’atteindre un but commun. La
société civile est ainsi conçue comme se distinguant d’autres groupes
tels la société militaire ou la société politique. Dans cette acception
positive, la société civile reflète un système de valeurs telles
l’autonomie, la participation, la responsabilité, la solidarité et le
pluralisme…
En ce sens, elle apparaît comme un instrument de la critique de l’État,
une critique qui transcende le clivage droite/gauche car l’autonomie
sociale qu’elle suppose peut prendre ici la forme des tenants du libre
jeu du marché, alors que là, c’est celui de l’autogestion. Pour Pierre
Rosanvallon « la proposition autogestionnaire est le pendant du projet
libéral de limitation du pouvoir étatique ».
Le tournant des années 1970
Une période favorable
Faut-il s’étonner que ce ne soit qu’au cours des années 1970 que la
notion de société civile ait fait retour, période où les discussions sur
le « trop d’État », son rôle sur les plans économique et social ont été
l’objet de débats fortement animés et source de nombreux clivages ? La
primauté souhaitée de la société civile face à l’État est fondée sur
certains thèmes : la capacité d’autorégulation d’une société civile
libérée de la tutelle de l’État, le rôle joué des institutions
économiques, sociales et culturelles et autres réseaux, l’espace de
subsidiarité par rapport au pouvoir de l’État, le rôle de plus en plus
important des organisations comme corps intermédiaires entre individu et
État. Ce climat idéologique des années 1970 est alors propice à un
ébranlement du mythe étatique. Ceci explique l’originalité de cette
période : la notion de société civile est à la fois utilisée par les
tenants du néolibéralisme, opposés à l’intervention de l’État sur le
fonctionnement du marché, et par les adeptes de la « deuxième gauche »,
soucieux de proposer une alternative au socialisme bureaucratique.
Michel Rocard, qui a longtemps incarné ce courant politique, affirme : «
face à une conception très étatiste du changement social, le socialisme
autogestionnaire met en évidence l’importance d’une recomposition de la
société civile . » Pour Pierre Rosanvallon, cette « deuxième gauche » a
permis l’éclosion des mouvements sociaux qui ont occupé le devant de la
scène après 1968 (féministes, homosexuels, écologiques, etc.),
mouvements qui se proposent de changer la société sans passer par l’État
en s’appuyant sur la société civile. De plus, l’affirmation de la
société civile n’est pas sans lien avec la montée de la jeunesse, la
place grandissante des classes moyennes et l’élévation du niveau
culturel de la population. Ceci a favorisé la recherche de nouveaux
modes d’organisation sociale à « égale distance du capitalisme et de
l’étatisme, un tiers secteur entre public et privé, entre la
bureaucratie de l’État et l’impératif marchand » (Pierre Rosanvallon).
Et Raphaël Hadas Lebel ajoute : « entre un secteur privé impur et un
secteur public bureaucratique . »
Les véritables raisons de l’éclipse de la notion de société civile
S’il y a eu éclipse de la notion de société civile en France pendant une
centaine d’années, ce n’est pas par hasard. La raison est à la fois
culturelle et politique au sens fort de ces termes. En effet, l’histoire
de la société civile, en France plus qu’ailleurs, est étroitement liée à
la conception de l’intérêt général, héritage de la Révolution. Qui
participe à sa définition ? Qui est en capacité de le servir ? On a
longtemps pensé que la puissance publique – l’État – en avait le
monopole. L’origine de cette conception qui caractérise le modèle
français se trouve dans la deuxième phase de la Révolution française et
plus particulièrement dans les lois Le Chapelier de 1791. Ces textes
illustrent le dogme de la souveraineté du peuple supposant qu’il ne peut
pas exister entre le peuple et l’État un quelconque pouvoir
intermédiaire. C’est une véritable obsession révolutionnaire, au nom de
l’unité de la nation. C’est une vision de la société tendue entre deux
pôles, celui de l’individu et celui du « Grand tout ». Elle conduit à
considérer que l’existence de corps intermédiaires ne peut que parasiter
l’accès à l’intérêt général – ce que Pierre Rosanvallon appelle la «
généralité ».
Deux siècles plus tard, plusieurs philosophes observant l’évolution des
démocraties populaires tiennent un langage sur le totalitarisme qui
rejoint les positions d’Hannah Arendt pour qui le totalitarisme ne peut
s’installer que grâce à la dissolution des liens d’autonomie
individuelle et de solidarité sociale propres à la société civile . Au
cours des années 1970, ce thème est repris par des intellectuels
polonais et tchèques pour galvaniser la révolte contre les régimes
communistes. Adam Michnick , soucieux d’accompagner les mouvements de
dissidence en Pologne notamment, voit dans la société civile le lieu de
la résistance à l’oppression du pouvoir politique afin de libérer des
pans successifs de la vie collective du contrôle de l’État.
Les initiatives des années 1970
C’est cette vision, dans un contexte plus apaisé, qui est proche de
celle des années 1970 et suivantes en France. Dans le sillage des
évènements de mai 1968 qui ont porté un jugement très critique à l’égard
du régime parlementaire, du système administratif et de la classe
politique en général, considérés comme incapables de transformer la
société et de répondre à de nouvelles aspirations touchant à la morale
et aux mœurs, la notion de société civile a connu une nouvelle
naissance. Entre mars 1975 et janvier 1976, trois rapports abordent sous
un angle nouveau le phénomène associatif (pris dans son acception la
plus large) qui n’est plus considéré comme un simple « relais » de la
puissance publique, mais dont on reconnaît l’autonomie et l’indépendance
par rapport aux pouvoirs publics. C’est en premier le rapport
préparatoire au 7e plan qui constate l’apport considérable des
associations dans les domaines du cadre de vie et de l’aménagement du
territoire . C’est ensuite le Rapport sur l’orientation préliminaire du
7ème Plan , c’est enfin le rapport de la Commission mise en place par le
Premier ministre à la demande du Président de la République, celui-ci
précisant dans sa lettre : « étudier les moyens concrets d’accroître la
participation des français à l’amélioration de leur cadre de vie ».
Remis en janvier 1976, ce rapport a un fort retentissement car il
témoigne d’un état d’esprit nouveau des pouvoirs publics vis-à-vis des
corps intermédiaires. Ces trois rapports, publiés pratiquement
simultanément sont autant d’indices d’une nouvelle approche des
organisations constituant la société civile. Ici, on souligne l’apport
irremplaçable des associations, en tant que témoins privilégiés des
réalités quotidiennes, leur capacité d’écoute des besoins, leurs
initiatives pertinentes, là, leur contribution irremplaçable en matière
d’innovations sociales. Le rapport Delmon va même plus loin lorsqu’il
aborde la question de la contribution des associations à la démocratie,
ou plutôt, la façon de remédier aux dysfonctionnements de la démocratie
traditionnelle : dans le face-à-face de l’État avec les individus, il
propose d’ajouter un troisième partenaire, les associations. Il ne nie
pas les obstacles ni les risques d’une telle pratique, mais souligne
fortement les pesanteurs conservatrices sources de blocage et
d’aveuglement que la participation du troisième partenaire permettrait
de contrecarrer.
Mouvement associatif et société civile dans les années 1980
Le début d’une embellie ?
Ces rapports témoignent-ils d’un changement radical par rapport à la
tradition française, d’un regard véritablement nouveau sur la place et
le rôle des corps intermédiaires dans notre pays ? La question mérite
d’autant plus d’être posée qu’ils introduisent une rupture avec cette
tradition pourtant toujours vivace héritée de la Révolution.
Toutefois, la circulaire du Premier Ministre de janvier 1975 affirme,
dans son préambule, et ce pour la première fois dans un texte officiel :
« L’État n’a pas le monopole de l’intérêt général ». Cette circulaire et
la lettre du Président de la République mentionnée plus haut,
n’ont-elles pas donné le tempo libérant ainsi les rédacteurs des
rapports du dogme de la centralité et de la généralité ? À lire le
Secrétaire d’État à l’action sociale, René Lenoir , qui déclare sa
sympathie pour ces orientations, on a tout lieu de penser que la page
est véritablement tournée. Il dit : « Dans la mesure où elles sont le
peuple en train de s’organiser, elle deviennent l’école et le relais de
la démocratie ».
C’est dans ce contexte que l’on peut qualifier d’exceptionnel que
plusieurs personnalités, sous l’impulsion de François Bloch Lainé ,
soucieux de la fragilité de la démocratie en France et conscient de la
nécessité pour l’État de nouer des relations partenariales avec la
société civile, créent l’« Association de Défense des Associations de
Progrès » (ADAP). Son objet de réflexion est « l’association en tant que
méthode pour l’action, et mode d’organisation au service de la
démocratie ». Des revues comme Échanges et Projets, Esprit, CFDT
Aujourd’hui, ainsi que des groupes de pression tels le Groupe de
Recherche sur l’Éducation Permanente (GREP), Éducation et Échange
publient à la même époque des articles convergents, et plusieurs de
leurs dirigeants ou animateurs font partie de l’organe de direction de
l’ADAP. La Fondation de France apporte son soutien à cette démarche
ainsi définie : « susciter de nouvelles dispositions de la part de
l’État et des collectivités publiques en faveur des associations » afin
de tenir compte « du rôle primordial de celles-ci dans le fonctionnement
démocratique de la Nation, par la diffusion d’idées novatrices, pour la
prise en compte de services, pour le développement harmonieux de la
société, pour l’information et la formation du citoyen ». Deux objectifs
orientent les réflexions qui seront largement mises en débat lors des
trois grands colloques rassemblant pour la première fois des
représentants de la diversité du monde associatif, 1) procéder à une
analyse critique des règle du jeu suivant lesquelles les associations
participent à la vie de la cité, 2) étudier et proposer des
perfectionnements à apporter aux relations avec les pouvoirs publics. Il
ne s’agit pas ici de cantonner l’association dans une posture «
d’auxiliaire » des élus du peuple ou de l’administration, de relais de
l’État, mais bien de l’affirmation d’un mouvement autonome émancipé de
la tutelle de l’État.
Une vision qui n’est pas partagée
Le climat d’ouverture politique aux corps intermédiaires a beaucoup
favorisé la diffusion de la démarche initiée par François Bloch Lainé
qui a reçu un bon accueil des principales familles du monde associatif.
Le traditionnel grand clivage typiquement français, social-chrétien /
socialiste et laïque, s’est effacé dans un premier temps au plus grand
bénéfice du travail commun. Cependant, en 1979 lors du second colloque
de Lille plusieurs voix s’élèvent pour contester l’autonomie de la
société civile et des associations face à l’État telle qu’elle était
revendiquée. Une fracture apparaît ainsi entre ceux qui affirment leur
attachement à une organisation plus étatique de la société, avec ses
implications financières, et ceux pour qui la légitimité associative
n’est pas inférieure en dignité à la légitimité élective, quelle est
seulement de nature différente (Jean Michel Belorgey ). Les premiers
voient dans le retour en force de la notion de société civile un simple
fait de mode, un gadget exprimant la désaffection idéologique vis-à-vis
du politique. Ce clivage se traduit dans les revendications d’une
politique de financement des associations : pour les uns, les
financements privés (via une fiscalité favorable aux dons) constituent
une menace, alors que pour les autres, c’est au contraire pour gagner en
liberté, l’État attribuant de plus en plus des crédits aux agents de son
choix pour les activités qu’il décide .
Cet épisode de l’histoire du monde associatif est significatif d’un
débat qui n’a pas encore débouché sur un consensus, loin de là. D’un
côté la revendication d’un partenariat respectueux de l’autonomie, de
l’autre la tendance plus affirmée d’une relation de type « tutélaire »
de l’État. Bien que l’on soit loin de l’époque où les discours des
dirigeants de la Ligue de l’enseignement proclamaient – certes dans un
contexte particulier – que l’association « est une puissance amie et
auxiliaire de l’État », où Jean Macé affirmait « nous sommes du
gouvernement », la position prise en 1979 au cours de ce débat sur la
société civile par les organisations proches de la Ligue, n’est pas sans
lien avec cette tradition. Ces associations, agréés par le ministère de
l’Éducation Nationale au titre « d’associations éducatives
complémentaires de l’enseignement public », – en nombre limité mais
puissantes par leurs ramifications sur tout le territoire –,
entretiennent des relations privilégiées avec ce ministère. Dès
l’origine, elles ont été considérées comme de véritables auxiliaires du
système éducatif. Jules Ferry déclarait à propos de la Ligue : « Il faut
au corps enseignant de la République cette armée auxiliaire . » Il
s’agit là d’une véritable division du travail entre l’État et ces
associations qui constituent, « un aiguillon, un accélérateur de
l’action publique », alors que l’État doit se consacrer à la «
généralité ». Les associations ont toute leur place dans l’innovation et
l’expérimentation, leur rôle est celui d’être l’avant-garde. À
l’association de s’effacer lorsque l’innovation a été récupérée par
l’administration et introduite dans la nouvelle norme.
Près d’un siècle plus tard, si le contexte où se développe l’action de
ces associations agréées a beaucoup changé, il n’en reste pas moins des
traces profondes qui les rendent méfiantes à toute prise de distance par
rapport à la puissance publique. Cependant, il ne faudrait pas négliger
cet autre facteur qui explique ce positionnement, la guerre scolaire qui
déchire la société française depuis la fin du XIXe siècle n’épargne pas
le monde associatif. Le « moins d’État » signifiait alors pour ces
associations un risque de rupture du pacte laïque dans l’enseignement,
alors que pour d’autres, moins sensibles à cet affrontement bien
qu’attachés à la laïcité, il signifiait plus d’autonomie sociale et
politique.
On est là au cœur de la problématique française, celle de la tentation
d’une absorption de l’idée d’intérêt général par l’État et le système
politique, problématique marquée aussi par des affrontements dans le
domaine de l’enseignement autour du pacte laïque qui ont régulièrement
secoué la société française jusqu’à une période récente.
Associations, société civile et légitimité démocratique
Société civile et renforcement de l’État démocratique
Pour autant, pour caractériser la société civile, on ne peut se
contenter du slogan « la société civile contre l’État » ou « la société
civile face à l’État ». Si son histoire, comme le souligne Pierre
Rosanvallon, est celle d’une émancipation notamment vis-à-vis du pouvoir
politique tel qu’il s’exprime à travers les partis politiques et les
institutions, la société civile est un espace où prennent forme des
actions collectives, dans lequel évoluent les acteurs sociaux qui
représentent des idées, des intérêts et des solidarités en amont de la
vie politique et qui la nourrissent. L’histoire de l’associationnisme au
XIXe siècle montre que toutes les organisations importantes de la
démocratie moderne, syndicats, mutuelles, coopératives et associations
sont issues du même creuset de la société civile. Michel Rocard, en
1985, recommandait à la gauche de « rechercher constamment l’association
de la société civile, c’est-à-dire des structures d’organisation
collective des hommes en dehors de l’État, pour les associer à la
décision ». Certes, l’institution politique doit avoir le dernier mot et
trancher, mais il incombe à la société civile de s’emparer du « premier
mot ». En ce sens, dans sa diversité, la société civile suppose, mais
aussi participe au renforcement de l’État démocratique.
La question de la légitimité
Si c’est principalement à l’égard des associations que la question de la
légitimité est régulièrement posée, il ne faudrait pas en conclure que
les autres composantes de la société civile bénéficient d’une
reconnaissance qui les met à l’abri de toute contestation de la part de
la puissance publique. On a en effet l’habitude de faire reposer la
légitimité d’une organisation sur sa représentativité par rapport à la
société. Concernant les associations, ceci constitue cependant un
indicateur très insuffisant, voire mauvais, non parce que le nombre
d’adhérents serait sans importance, mais parce qu’il ne s’agit là que
d’un indicateur parmi d’autres, notamment celui de l’utilité sociale du
projet. Le débat sur la légitimité des associations est un vrai débat
qui ne peut être réduit aux questions de représentativité. La société
civile et les associations en particulier, ne sont pas caractérisées par
leur « puissance sociale » : leur légitimité repose sur leur crédibilité
sociale. C’est pourquoi on peut se demander si l’essentiel de leur
légitimité ne repose pas sur leur proximité de la réalité, sur le
principe de subsidiarité.
Périodiquement, lorsque revient à la une de l’actualité un scandale
mettant à mal la légitimité des associations, on comprend que les
comportements délictueux sont d’autant plus condamnables qu’ils
s’exercent au nom du bénévolat et du désintéressement, de l’intérêt
collectif. Comme le dit Patrick Viveret « on pardonne plus facilement à
des voleurs honnêtes qui ne prétendent pas à autre chose, qu’à des
bénévoles bénévoleurs » ! Ces déviances entretiennent ce que Jean Louis
Laville appelle « la logique du soupçon qui trouve son terrain
d’élection avec les associations », surveillées parfois comme étant des
lieux où s’exerce la critique des pouvoirs, voire des lieux subversifs,
ou encore sur un autre bord considérés comme « les agents d’une
entreprise de moralisation des pauvres ». Cependant, si la critique de
telle ou telle association est nécessaire et justifiée, elle ne saurait
concerner l’ensemble du mouvement associatif. L’organisation des
rapports sociaux, de la solidarité ou encore du lien social ne peuvent
dépendre uniquement du marché et de l’État. La démocratie suppose que
soit donnée à chacun la possibilité de coopérer à des tâches d’intérêt
commun, de s’associer librement avec d’autres en donnant la priorité au
projet, au but poursuivi par l’association. Si un « soupçon en moralité
» émerge parfois lors de la découverte de pratiques frauduleuses le «
soupçon en légitimité » est plus grave et profond car il repose au mieux
sur un doute, au pire sur la négation de la vocation de la société
civile et des associations à participer à la définition de l’intérêt
général. À l’inverse, tentation qu’ont parfois les acteurs de la société
civile, on ne peut se laisser aller à une déqualification absurde du
politique, « la politique ne vaut rien, la société civile c’est la vraie
réalité » ! La société civile ne peut pleinement jouer son rôle que si
elle reconnaît qu’il y a un pouvoir qui tranche, en même temps qu’elle
reconnaît qu’elle est un champ de coexistence – voire de concurrence –
entre des organisations de nature très différentes. Reconnaître cette
pluralité nécessite donc pour les organisations de la société civile
d’être capables de remettre en question leur légitimité. Autrement dit,
il s’agit de vérifier que l’institution n’a pas tué l’instituant.
Mouvements associatifs et institutions
Institutions et société civile
La société civile est donc un mouvement actif au sein de la société,
d’engagements collectifs et de mobilisation sous des formes diverses.
Pour dialoguer, être partenaire, force de proposition, une forme
d’organisation de ce « mouvement » est nécessaire : c’est la société
civile organisée.
Concernant les associations , c’est à partir de la fin des années 1970
et des travaux de la DAP qu’a émergé l’idée d’une forme d’organisation
regroupant l’ensemble des grandes familles associatives. La Fonda est
née en 1981 des initiatives pour concrétiser cette volonté de
rassemblement. Il ne s’agit alors pas de créer une superstructure, mais
une structure catalyse, un cadre de rencontre et de confrontation « pour
prendre un certain recul, pour situer la pratique associative dans un
champ plus vaste ». Concrètement, il s’agit de favoriser l’élaboration
de positions communes et de diffuser ces positions en direction du
Parlement, du Gouvernement, des syndicats, des média et des
organisations internationales. Enfin, d’être reconnu comme interlocuteur
des pouvoirs publics . Mais ce projet, émanation de la société civile,
porté par un grand nombre d’associations, n’est qu’en partie mis en
œuvre. Il butte d’abord sur les réserves exprimées par le nouveau
Ministre du Temps Libre aux propositions de la Fonda, principalement
celles concernant les relations État/associations où l’on retrouve le
clivage apparu en 1979 lors du congrès de la DAP. À cette opposition
vient s’ajouter une ambiguïté avec la création du Conseil National de la
Vie Associative en 1983. Alors que cette création répond aux vœux
exprimés par les dirigeants de la plupart des grandes organisations,
elle porte en elle, dès l’origine, les germes d’une confusion : ses
membres n’étaient « que » proposés par les grandes familles
associatives, mais désignés par le gouvernement, ce qui ne lui
permettait pas d’assurer une fonction de représentation. Au fil des ans
la confusion est devenue manifeste du côté des pouvoirs publics (on peut
supposer que cela n’était pas pour leur déplaire) mais aussi de la plus
grande partie des dirigeants associatifs qui, dans une période de forte
croissance et d’explosion de la commande publique, ont été moins
attentifs à la nature des liens avec les pouvoirs publics. La naissance
de la CPCA en 1990 n’est pas sans lien avec la prise de conscience qu’un
organe dont les membres sont désignés par la puissance publique ne peut
exercer une fonction de représentation. Mais il faudra encore attendre
la fin des années 1990 pour que la question de l’autonomie de la CPCA
soit véritablement posée, ce qui fut fait lors des premières Assises
nationales de la vie associatives en 1999. C’est enfin la CPCA (à partir
d’un texte fort, élaboré par la Fonda), qui a proposé au gouvernement la
« Charte des engagements réciproques, État/associations » signée le 1er
juillet 2001. N’est-il pas écrit dans le préambule de ce document
important : « Cet acte, sur la base d’engagements réciproques, reconnaît
et renforce ainsi des relations partenariales fondées sur la confiance
réciproque et le respect de l’indépendance des associations […] Le
secteur associatif, dans la diversité et l’indépendance qui sont sa
richesse […] Par cette charte l’État reconnaît l’importance de la
contribution associative à l’intérêt général dont il est le garant. »
Parmi les principes d’action partagés par les associations et l’État «
approfondir la vie démocratique et le dialogue civil et social ».
Un espoir déçu
Ce texte établi et signé par les parties il y a dix ans répond aux
principales questions posées dans ce document. Suffirait-il de trouver
l’explication de sa non application par les changements successifs de
gouvernement ? Certes non. Cependant une question se pose concernant la
continuité de l’État, celui-ci ne serait-il pas engagé par la signature
d’un gouvernement ? Il s’agissait pourtant pour la première fois dans
l’histoire de la naissance d’une politique associative fondée sur des
principes partagés sans confusion des rôles de chacune des parties, un
vrai partenariat en construction. Si ce texte n’est plus aujourd’hui une
référence, il serait regrettable d’en jeter l’entière responsabilité sur
l’État, les grands réseaux associatifs n’ont pas mené le combat de leur
autonomie et de leur indépendance par rapport à la puissance publique.
Les relations ont repris comme avant, avec des hauts et des bas, des
moments de reconnaissance précédant des périodes d’instrumentalisation
galopante, des moments caractérisés par l’abondance d’éloges suivis par
des périodes d’ignorance cruelle ! De l’éloge au soupçon ! Précisément
c’est dans cette période de pénurie de moyens financiers publics qu’un
véritable partenariat mériterait d’être : moins de soupçon d’un côté,
plus de clarté de positionnement de l’autre, moins de regard tutélaire,
affirmation plus forte d’une identité. Si le mouvement associatif,
c’est-à-dire l’organe de sa représentation, se contentait des fonctions
temporaires de défrichage de secteurs émergeants ou plus durables de
lutte contre les exclusions, s’il se cantonnait dans le colmatage des
brèches sociales, il se situerait bien loin du statut d’institution
légitime ayant pleinement acquis droit de cité. Et cela n’empêcherait
nullement, au contraire, des célébrations temporaires des vertus de
l’association en matière de lien social ou de solidarité… mais ces
hommages récurrents occulteraient un ostracisme persistant.
Les enseignements de l’histoire et des évolutions récentes
Tout travail de prospective conduit à prendre des risques en formulant
des hypothèses de ce que sera la réalité, compte tenu des variables
identifiées et retenues, des interférences entre elles. Le but est de
tenter de réduire les marges d’incertitudes et de déterminer, chaque
fois qu’il est possible, les principaux leviers permettant de réduire
les effets des facteurs défavorables pour parvenir au souhaitable.
C’est ce qui nous conduit, à partir de l’histoire de la société civile,
et des évolutions récentes, à repérer les principaux éléments qui seront
déterminants pour l’élaboration des hypothèses d’évolution.
Une remarque s’impose au préalable : peut-on parler des associations
comme s’il s’agissait d’un ensemble soumis aux mêmes règles et à égalité
devant les aléas de l’histoire ? Puisqu’il est évident qu’il n’en est
pas ainsi, à titre d’exemple, autant l’extension croissante de la
présence d’acteurs privés lucratifs, dans des champs où jusque-là des
associations gestionnaires de solidarité étaient seules présentes,
constitue une préoccupation majeure pour elles, autant cette même
présence ne concerne pas une association de défense des droits. C’est
pourquoi, d’une manière quelque peu arbitraire, nous devrons faire la
distinction entre associations gestionnaires et associations
d’expression, sachant que des facteurs favorables pour les unes peuvent
se révéler négatifs pour les autres, et vice versa.
En tête, ce qui ressort de l’histoire, c’est la conception de l’intérêt
général et sa détermination qui ont joué un rôle dans les relations
entre l’État central et les corps intermédiaires ; mais au sein même du
mouvement associatif des conceptions différentes se sont affrontées qui
ont eu pour conséquence des approches distinctes concernant l’autonomie.
Alors que la décentralisation est largement entamée, que les
collectivités territoriales voient leur compétence s’accroître – ainsi
que leur rôle dans la détermination de l’intérêt général – les corps
intermédiaires, notamment les associations, auront-elles vis-à-vis des
pouvoirs publics locaux une attitude semblable à celle qu’elles ont eue
vis-à-vis de l’État ? Leur rôle de « collaborateur de l’intérêt général
» en bénéficiera-t-il ? Autrement dit, la décentralisation
favorise-t-elle l’émancipation de la société civile ?
Une autre question essentielle et récurrente c’est celle de la
représentativité. Historiquement elle n’a cessé d’être posée, et avec
une insistance grandissante au cours des quarante dernières années.
C’est une autre manière d’alimenter le soupçon de « collaborateur de
l’intérêt général » ! Or, appliqué aux associations, l’instrument de
mesure de la représentativité en régime démocratique étant l’élection,
nous avons souligné qu’il n’était pas opératoire. C’est pourquoi on lui
substitue le nombre d’adhérents, celui des implantations, ou encore la
notoriété des fondateurs ou des membres. Parce que la notion de
représentativité – concernant les associations – peut conduire à des
débats sans fin, quel qu’en soit l’instrument de mesure, les
associations sont de plus en plus contraintes à faire la démonstration
de leur légitimité et de leur créativité sociale : ce qui revient à
s’écarter des « litanies des qualités exclusives » qui n’auraient nul
besoin d’être démontrées parce que consubstantielles au statut ! Cette
justification de la légitimité est d’autant plus nécessaire que les
associations rencontrent de plus en plus sur les mêmes champs des
acteurs privés ou publics, et qu’il ne saurait s’agir pour elles de se
contenter de proclamer leurs « spécificités méritoires » ! Cette
confrontation à l’économie marchande peut avoir un double effet :
stimuler les acteurs à revisiter leur projet pour en démontrer la
spécificité, ou tout simplement disparaître parce qu’incapables
d’apporter une plus-value de nature humaniste.
Si la notion de société civile a connu de fortes évolutions au cours de
l’histoire, la société elle-même, depuis deux décennies, connaît des
mutations importantes avec la croissance de l’individualisme, la chute
des idéologies, la crise des institutions… Les corps intermédiaires,
mais particulièrement les associations gestionnaires, qui se sont
souvent constituées dans la période antérieure, en subissent de plein
fouet les effets. Malgré l’attachement déclaré de nos contemporains aux
associations pour « résoudre leurs problèmes », la confiance qu’ils leur
accordent, constatée sondage après sondage, il n’en demeure pas moins
que l’engagement que nécessite la réalisation de projets lourds
s’inscrivant dans la durée est aujourd’hui plus rare, qu’il va de
préférence à l’action immédiate et mesurable. À l’action plus qu’à
l’association ! « Je contribue au projet à la mesure de ce qu’il
m’apporte ». L’association doit réussir à valoriser des talents, plus
qu’à formater.
C’est pourquoi le bénévolat se porte bien, alors que le militantisme
traditionnel est plus en difficulté. Ce phénomène n’est pas
contradictoire, au contraire, avec la vision qui se répand de plus en
plus du monde politique , son incapacité à maîtriser les grands enjeux
de société, à réguler un marché qui n’obéit plus qu’à ses propres lois.
Ce qui produit un effet démobilisateur nourrissant l’absentéisme lors
des rendez-vous électoraux, une défiance grandissante vis-à-vis du
politique, ou favorisant la fuite vers les extrêmes. Dans le même temps,
la chute des idéologies conduit à des temporalités différentes, celle de
l’immédiateté qui nous est servi continuellement par l’abondance et le
renouvellement constant des informations planétaires, un zapping qui ne
favorise pas l’élaboration de solutions à long terme. Le rapport au
temps laisse peu de place à la mise en perspective mais favorise la
valorisation ou le repli sur le local, la recherche du résultat concret
sans délais, la satisfaction immédiate.
D’une manière générale, les associations en France, vivent dans une
grande dépendance des financements publics, État, collectivités,
Institutions sociales. C’est pendant la période dite des Trente
Glorieuses, avec la création de la sécurité sociale, l’industrialisation
et la forte croissance, que l’État Providence a largement pris le relais
dans le financement des initiatives privées associatives, dans les
domaines de la solidarité, et a soutenu financièrement les activités
socio-culturelles, sportives et éducatives. Cette forte participation de
l’État a laissé des traces profondes dans les mentalités des
responsables associatifs et de nos contemporains en général qui s’en
remettent à l’État plus que dans la plupart des pays de l’Europe du Nord
et anglo-saxons, pour résoudre les problèmes de financement. C’est
pourquoi, au moment où s’installe la pénurie des fonds publics, le monde
associatif gestionnaire, quelque peu désorienté et fragilisé, n’est pas
dans la meilleure posture pour affirmer son autonomie.
Par ailleurs, pour les associations gestionnaires, troisième composante
de l’économie sociale et solidaire, intervenant dans la plupart des
secteurs, les gages de la légitimité des opérateurs sont désormais les
compétences qu’elles mettent en œuvre, leur fonctionnement
professionnalisé et leur capacité gestionnaire. Ainsi, depuis plusieurs
années, ces associations n’ont eu d’autre choix que d’accroître sans
cesse leurs ressources professionnelles pour se maintenir dans un
environnement de plus en plus concurrentiel où elles se trouvent
confrontées à des opérateurs publics ou privés lucratifs. Dès lors, les
impératifs d’efficacité gestionnaire et de professionnalisation devenant
prépondérants, le risque est grand qu’elles prennent le dessus sur les
valeurs de réciprocité, de mixité des ressources, de solidarité et de
participation citoyenne qui leur étaient propres. De plus en plus
soumises aux exigences multiples des pouvoirs publics, à une législation
complexe et parfois tatillonne, les professionnels deviennent une
ressource plus importante que les bénévoles. Il ne s’agit cependant pas
d’opposer les valeurs de compétence professionnelles aux valeurs de
réciprocité ou de solidarité, mais au contraire, d’organiser la
cohabitation harmonieuse entre elles, sans que les unes ne prennent
l’ascendant sur les autres.
Pour les raisons rappelées plus haut, nombre d’associations
gestionnaires ont connu une forte croissance qui s’est traduite dans le
chiffre d’affaires et l’augmentation sensible du nombre des salariés. La
question du statut de l’entreprise se pose alors parfois, l’association
est-elle encore la formule la plus adaptée pour mener de pair la
recherche d’efficacité économique et le respect des valeurs ? Encore
faudrait-il, si un autre statut s’avère plus adapté, que le passage
d’une forme juridique à une autre dans le cadre de l’ESS, en soit
facilité. Si la porosité entre les trois familles de l’ESS était
encouragée et couramment pratiquée, n’assisterait-on pas à un
renforcement des solidarités au sein de cette grande famille ?
Les constats qui précèdent et le contexte économique et social qui
favorise de plus en plus, y compris dans le domaine social , la mise en
concurrence, c’est-à-dire une pratique liée au marché, augurent mal d’un
changement radical d’attitude des pouvoirs publics. Nous considérons
qu’il s’agit là d’une tendance lourde qui bénéficie d’un environnement
économique dominé au plan européen par l’économie libérale dont le
marché assure la régulation. Dans ce contexte, très éloigné de celui qui
a prévalu au cours des Trente Glorieuses, il ne s’agit pas d’opposer les
associations et l’État, ni de condamner systématiquement la mise en
concurrence, mais d’imaginer un mode de relation respectueux des
savoirs-faire, des rôles et des fonctions de chacune des parties.
L’enjeu étant de parvenir à un partenariat équilibré, ce qui suppose que
chaque partie tienne compte des exigences légitimes de l’autre. Il n’est
pas question de remettre en cause « l’État garant de l’intérêt général
», ni son rôle de dispensateur des deniers publics, s’il y a dérive,
c’est bien lorsque la frontière de l’instrumentalisation est franchie.
On assiste aujourd’hui à une révolution au sein de la société civile qui
est la conséquence du prodigieux développement des techniques et des
instruments banalisés de communication. Des informations instantanées
susceptibles de mobiliser dans un temps très court des milliers de
personnes, une communication multiforme dont il est difficile de
contrôler les sources, pour le meilleur ou pour le pire. Risque de
l’emprise de l’émotionnel sur les comportements, primauté de l’éphémère,
mais également puissant facteur d’émancipation et de mobilisation telles
les révolutions des pays arabes. Quelle société civile sortira-t-elle de
ce phénomène puissant qui se joue des frontières les plus étanches ? Les
regroupements traditionnels fondés sur des rencontres stables et
durables, sur des projets lourds, à quelles conditions cohabiteront-ils
avec les pratiques du numérique et d’Internet qui permettent de mettre
en relation instantanément des individus où qu’ils se trouvent ? La
sociabilité en ligne complètera-t-elle – ou se substituera-t-elle – aux
interactions du face-à-face ? La proximité géographique qui favorise la
sociabilité directe restera-t-elle le facteur prédominant dans la
formation du lien social et des relations durables ? Le repli sur le
local constaté par ailleurs, cohabitera-t-il avec une communication
planétaire ?
La chute des idéologies signifierait-elle la disparition des clivages
qui ont persisté une grande partie du siècle passé, notamment ceux qui
ont alimenté les conflits opposant les courants démocrates-chrétiens et
laïques ? L’histoire a montré que l’existence de ces deux pôles avait
fortement structuré le mouvement associatif jusqu’à la fin des années
1970. Avec un clivage très net sur la conception de l’État et de là, sur
la notion d’autonomie. Si la période actuelle semble démontrer que l’on
s’achemine progressivement vers un dépassement – alors qu’en matière de
représentation institutionnelle ce dépassement est encore loin d’être
acquis – la nécessité s’imposera-t-elle à tous, notamment pour les
associations gestionnaires, d’une reconnaissance mutuelle autour des
valeurs originales de solidarité, de proximité et de lien social ? Et
ces valeurs – plus petit mais fort dénominateur commun –
contribueront-elles à accentuer et accélérer les rapprochements des
organisations de l’ESS porteuses des mêmes valeurs ?
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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