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Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Jeu 22 Jan 09:33:15 CET 2015


Interrogeons la nature démocratique de l’éducation

Publié par : Ligue de l'enseignement
Le : 21/01/2015
Par : Eric Favey

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Interrogeons la nature démocratique de l’éducation

*EF <http://www.laligue.org/wp-content/uploads/2014/09/EF.jpg>
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*Le 10 janvier 2015 à Lyon, Eric Favey, ancien secrétaire général 
adjoint de la Ligue de l’enseignement, a rendu hommage à Philippe 
Meirieu. A cette occasion, il revient sur les attentats et la 
responsabilité de l’Ecole, dans sa « production » démocratique. *

Merci de cette invitation à évoquer en Philipe Meirieu une pensée 
politique et pédagogique au delà de l’Ecole. Je vais lui faire un aveu 
dont je n’ai pas pu m’entretenir avec lui précédemment. Je vais 
évidemment  traiter le sujet autrement que je l’avais prévu. Je me suis 
débarrassé de la totalité des notes de préparation de  cette 
intervention, et je ne sais plus vraiment quoi dire.

Certes, Il nous faut garder effectivement à la fois les traits d’humour 
et de fantaisie conjugués à la rigueur qui caractérisent les militants 
pédagogiques, les éducateurs et les militants simplement. Mais 
aujourd’hui,  je ne peux pas me départir, excusez moi, d’une gravité qui 
me ronge depuis trois jours et qui sans doute nous ronge tous.

François Jarraud a fait référence à l’instant à ce que Michel Lussault, 
président du Conseil supérieur des programmes évoquait récemment en 
invitant l’Ecole à aborder frontalement la question des croyances. Je ne 
prendrais pas la situation tout à fait de la même manière, mais d’une 
façon plus frontale encore. Je ne suis plus, et depuis longtemps, 
enseignant en situation pédagogique de classe. Je suis militant d’un 
mouvement associatif, la Ligue de l’enseignement, et c’est à ce titre 
que j’interviens : je suis un militant d’éducation populaire. Aussi, 
au-delà comme vous de ma participation à la « colère publique » comme 
l’évoquait en son temps Durkheim, qui nous rassemble et qui nous 
rassemblera demain sans doute, la question qui depuis trois jours ne me 
quitte pas,  c’est : comment se fait-il que trois jeunes adultes 
français n’ont pas trouvé d’autre raison de vivre que d’assassiner leurs 
semblables?

Comment se fait-il que trois jeunes adultes français, tous passés par 
l’école, ayant peut-être fréquenté des centre sociaux, des maisons de 
quartiers, étant  peut-être partis en colonie de vacances avec la ligue 
de l’enseignement, peut être même, nous le saurons sans doute grâce aux 
investigations médiatiques, ayant été formés aux fonctions de 
l’animation -il semble que l’un d’entre eux ait été éducateur sportif-, 
comment se fait il que trois jeunes adultes français ayant fréquenté des 
institutions éducatives, formelles ou non formelles comme nous le 
disons, n’aient  plus d’autre raisons de vivre que celle de tuer 
d’autres êtres humains ?

A cet instant, je n’ai aucune réponse à cela. Je suis allé puiser, à la 
fois dans ma mémoire, dans mon militantisme, dans les textes de 
référence, et cela a été rappelé dans les interventions précédentes, 
dans les écrits profonds du chercheur, du pédagogue, du militant, de 
l’homme politique, du citoyen Philippe Meirieu.

Nos mémoires sont habitées par les citations et les réflexions que les 
questions éducatives ne manquent pas de produire, au fil de nos actions, 
de nos recherches, de nos travaux, de nos engagements et Philippe 
Meirieu nous inspire fréquemment  en la matière.

Mais dans la sidération de  l’instant dramatique, tout se brouille. Ce 
qui semblait établi tremble. Les convictions vacillent. Le doute 
s’installe. Sauf l’intuition que nous ne pourrons plus continuer comme 
avant. Et puis aussi que nous avions quand même raison de concevoir 
l’éducation dans sa continuité de contenus, de temps, d’espaces et 
d’acteurs.  Et c’est pour cela, Philippe, que ta pensée politique et 
pédagogique au-delà de l’école, nous en avons plus que jamais besoin. 
Ainsi tu es le compagnon, non pas de route, mais d’actions et de pensées 
  pour les mouvements d’éducation populaire, mouvements pédagogiques, 
cela vient d’être évoqué pour les CRAP, pour les fédérations de parents 
d’élèves et notamment la FCPE, pour les associations d’élus impliquées 
depuis peu, et fortement maintenant sur les questions éducatives.

Sans doute simultanément as-tu aussi besoin de nous pour continuer à 
construire et nourrir ta pensée à travers ta propre action et les 
actions communes que tu peux parfois conduire avec nous.

Il n’est pas étonnant d’ailleurs que je ne sache pas répondre à cette 
question, à cause d’un des principaux enseignements que j’ai tiré des 
trop brèves rencontres que nous avons eu : c’est la démonstration  que 
tu as toujours tenu à faire qu’en matière d’éducation -et Guy Avanzini 
nous l’a d’ailleurs redit tout à l’heure-,  il n’y a aucune certitude. 
En matière d’éducation, le doute est permis en permanence et nous ne 
savons pas bien ce que nous fabriquons. Nous bricolons sans certitudes 
et c’est sans doute bien ainsi.

Nous pouvons avoir les plus belles intentions du monde mais l’éducation 
par nature ne contient en elle aucune vertu intégrée.

Après tout, les sociétés les plus totalitaires ont encore aujourd’hui 
des systèmes éducatifs très élaborés. La pédagogie même, ne suppose pas 
qu’elle place l’enfant au centre de ses apprentissages et qu’elle vise à 
son émacipation solidaire. On peut même imaginer que les mouvements de 
fous furieux qui s’agitent aujourd’hui dans le monde et sur nos 
territoires développent leurs propres pédagogies.

Je dis cela sans provocation, mais ce qui doit nous interroger plus que 
jamais c’est la nature démocratique de l’éducation, non pas au sens du 
nombre d’élèves ou d’enfants qui sont concernés, mais au sens de sa 
production démocratique. Et c’est en cela que la pensée politique et 
pédagogique de Philippe Meirieu,  va bien au-delà de l’école mais 
questionne l’école puisque la périphérie travaille toujours le centre. 
Ne sommes-nous pas d’ailleurs à en effet une époque où l’école est 
périphérique. Bien étrange expression que de parler du péri- scolaire. 
Dans les temps d’une vie d’un enfant, l’Ecole est devenue marginale : 
dans ses apprentissages et sa culture, dans la construction de ses 
représentations l’école n’est plus première aux côtés de la famille. A 
13 ans un enfant qui est en 5ème a passé bientôt trois fois plus de 
temps derrière les écrans qu’à apprendre à l’Ecole, quasiment trois 
années: le temps de sa scolarité cumulée a été d’une année, sensiblement 
le même que  dans des formes organisées de loisirs dit éducatifs et 
heureusement souvent ils le sont.

Alors dans cette finalité de l’éducation qui est de permettre aux 
enfants et aux jeunes d’entrer dans notre monde commun incertain, 
complexe, imprévisible, d’y faire leur place avec les autres et de vivre 
mieux, d’améliorer notre humaine condition, la responsabilité éducative 
est partagée. Et si nous devons, et plus que jamais quand la vie a perdu 
son sens pour une partie de nos concitoyens, quand on confond le désir 
d’avoir au besoin d’être,  questionner non seulement l’école sur ses 
finalités démocratiques et républicaines, si je veux faire dans 
l’emphase, il faut aussi interpeller la totalité des champs éducatifs et 
des acteurs éducatifs.

Je ne nous exonérerai pas bien sûr, nous, militants de l’éducation non 
formelle de cette responsabilité. Combien d’activités  éducatives de 
loisirs qui finalement empruntent plus aujourd’hui au savoir faire du 
marché du capitalisme compulsif, au consumérisme comme tu le décris 
Philippe, qu’aux engagements de la convention internationale des droits 
de l’enfant par exemple  ?  Combien de mouvements d’éducation populaire, 
  et le mien n’y échappe pas parfois, contraints à la sous traitance de 
l’impuissance publique plutôt qu’à l’invention et la réinvention 
permanente d’une éducation émancipatrice et solidaire, émancipatrice 
parce que solidaire ?

Qui est fautif ? Nous  dirons que, là encore c’est une responsabilité 
collective et partagée. Par tacite reconduction, par renoncement,  par 
difficultés réelles de changer de modèle, par petits arrangements et 
grands accords qui font persister une société faisant le choix de 
l’inégalité ?

Je terminerai en évoquant ce qui  je crois est à notre portée 
individuelle et collective : l’impérieuse nécessité de relier 
effectivement l’engagement pédagogique et éducatif à la recherche de la 
haute qualité démocratique qui fait défaut à notre société. La France 
comme les autres nations démocratiques est dans la tourmente d’un monde 
en mutations inédites et d’une telle rapidité qu’il lui faut un grand 
niveau de confiance entre toutes ses constituantes, pour « faire 
société », pour concevoir un en-commun accepté. Au cœur de la confiance 
il y a la promesse républicaine. Partout où elle est mise en défaut de 
ne pas être tenue, il faut s’arrêter sur les raisons de cet échec et y 
remédier. De toute urgence. Et à l’Ecole tout particulièrement.

La représentation nationale peut le faire, les élus territoriaux, les 
agents des services publics et des institutions. Mais les promesses 
seront d’autant mieux tenues et les lois qui les traduisent, celles qui 
visent à plus d’égalité et de justice sociale, que les citoyens associés 
exerceront leur « droit de suite », par leur engagement.

En clôture d’un des livres, nombreux livres, de Philippe Meirieu, 
/« Lettre au grandes/ /personnes sur les enfants d’aujourd’hui »/, tu 
cites Fernand Deligny /:« Le plus grand mal que/ /tu puisse leur faire 
c’est de promettre et de ne pas tenir, d’ailleurs tu le paieras cher et 
ce sera justice »./

Je ne veux pas dire que les trois adultes que j’évoquais précédemment 
nous font payer des promesses que la République n’a pas tenue à leur 
égard… mais quand même, mais quand même… je ne peux m’empêcher au moins 
d’y penser.

Je ne veux pas dire que les habitants de Clichy-sous-Bois nous feront 
payer, pour l’instant en silence et bientôt bruyamment, dans quelques 
semaines, le procès en appel 10 ans après les faits des deux policiers 
mis en cause dans la mort dans un transformateur électrique où ils 
s’étaient réfugiés de Zied et Bouna…mais quand même…On connait parfois 
une justice beaucoup plus expéditive pour des faits beaucoup moins graves.

Des enfants perdus de la République, ne pouvons pas au moins convenir 
que beaucoup sont passés du mépris de soi à la haine des autres.

Alors au moins que dans nos légitimes interrogations nous puissions dire 
que nous ne voulons plus d’un monde qui fabrique du mépris de soi.

Nous avons cette responsabilité notamment à l’égard de l’Ecole, mais à 
l’égard de nous même et c’est en cela que nous avons besoin des repères, 
de la vigilance, du travail constant du militant, du pédagogue, du 
chercheur que Philippe Meirieu est toujours et restera sans doute au 
delà de la fin de ces activités professionnelles dans cette université

Parce que pour l’Ecole, rien ne l’oblige à ne pas tenir ses promesses 
sauf finalement une forme de complicité tacite à faire en sorte qu’elle 
ne les tienne pas, pourquoi les tiendrait-elle d’ailleurs ? Alors que 
depuis 30 ou 40 ans nous en disons la même chose, que PISA le confirme. 
Les réformes et les lois d’orientation s’ajoutent aux refondations. Mais 
jusqu’à présent, finalement la République est capturée par les meilleurs 
que l’Ecole fabrique. Pourquoi changerait-il le système qui les 
maintient au pouvoir politique, culturel et économique.

Au nom du mérite, principe qu’il est inconvenant de discuter,  les 
vaincus du mérite dans le plus grand silence n’ont pas la capacité 
d’accès à la parole qui leur permettrait d’exiger que les meilleurs 
acceptent de leur faire une place,  de changer un système qui les a produit.

N’est-ce pas  cette obligation alors que nous avons de rappeler sans 
cesse que l’Ecole, institution de la République, qui en institue une 
part, qui élève la liberté de penser à le devoir de le faire dans 
l’égalité et la fraternité. Et que malgré les lois et textes, des 
pratiques persistent qui en contredisent la promesse. Je n’en cite que 
trois :

Le scandale qui fait que des centaines de milliers d’élèves de 
l’enseignement professionnel sont privés d’enseignement philosophique.

Le scandale d’un pays qui continue à se satisfaire d’une éducation 
artistique censée travailler justement la question des sens, de la 
créativité, du patrimoine commun de l’humanité,  dans une société hyper 
matérialiste qui détruit les sens et le sens,  qui fabrique de la 
barbarie et qui maintient à quelques dizaines de minutes par semaine cet 
enseignement en réinventant en permanence la énième politique de 
l’éducation artistique, dont on a maintenant à peu près tout dit.

Le scandale de l’éducation civique juridique et sociale et des heures de 
vie de classe utilisées trop souvent comme variable d’ajustement des 
programmes que l’on n’a jamais terminés.

Qu’est ce qui nous empêche mes amis de dire une bonne fois pour toute 
que ce scandale doit cesser par l’alliance et les efforts coopérants, 
partagés et militants aux côtés des enseignants, des éducateurs, des 
parents, des chercheurs, aux côtés des militants pédagogiques, des 
habitants, des élus et je l’imagine aussi de la responsabilité nationale 
qui vote les lois et de dire que tout cela ne coûte rien : simplement de 
tenir nos promesses.

Alors si nous avons à tirer de l’engagement de Philippe Meirieu de ses 
travaux, de sa pensée et évidemment aussi de sa présence toujours à nos 
côtés, c’est que nous ne voulons plus d’une Ecole qui n’apprenne pas à 
vivre à nos enfants, que nous ne voulons plus qu’un seul enfant, un seul 
jeune de notre pays puisse croire qu’il est sans avenir.

Que nous souhaitons que sa pensée et nos pratiques soient mises au 
service d’une Ecole et d’une éducation partagée qui servira 
effectivement aux enfants et aux jeunes de ce pays à fabriquer leurs 
propres réponses à la question essentielle qui conclut le très beau 
livre « /la belle amour humaine /» du poète haïtien Lionel Trouillot 
/« Qu’allons nous faire de notre/ /présence au monde »./

Pour cela Philippe, nous avons toujours besoin de toi. Merci.

Eric FAVEY
Administrateur national de la Ligue de l’enseignement
Membre du Conseil supérieur des programmes



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