[Infoligue] Les faux-semblants du travail gratuit

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 17 Oct 08:28:44 CEST 2016


Les faux-semblants du travail gratuit

Bénévolat, engagement citoyen, partenariat, télé-réalité, activité, 
expérience client, communauté, jeu, concours, hackathon, contribution, 
etc., toutes ces formes gratuites d’activité ont un effet d’éviction 
énorme sur le travail rémunéré.

Publié par : LE MONDE ECONOMIE
Le : 17.10.2016
Par Valérie Segond

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Le modèle économique qui prospère sans doute le mieux en ce début de 
XXIe siècle est celui bâti sur le travail gratuit. « Sans doute », car, 
par définition, ce travail-là n’est ni valorisé ni mesuré. Donc, il 
n’existe ni dans les chiffres ni dans les discours.

Mais comme il n’ouvre aucun droit, ne connaît ni convention collective 
ni réglementation ou limitation d’aucune sorte, il a servi de bouffée 
d’oxygène à nos économies financièrement très contraintes : après avoir 
envahi toutes les sphères publiques et privées, il change d’échelle et 
se généralise avec l’économie numérique.

On ne l’appelle pas « travail gratuit ». Car pour le code du travail, 
tout travail doit être rémunéré. Et on sait bien que derrière tout 
oxymore se cache tôt ou tard une révolte. Alors, pour ne pas se faire 
prendre, on l’a paré de toutes les vertus du désintéres­sement.

Autrefois, on l’appelait amour conjugal, celui de l’épouse qui assurait 
la comptabilité de son mari, commerçant ou médecin. Mais depuis qu’il 
est sorti de la sphère intime, on l’a maquillé sous toutes sortes de 
noms fleuris : bénévolat, engagement citoyen, partenariat, télé-réalité, 
activité, expérience client, communauté, jeu, concours, hackathon, 
contribution, etc.

« Missions bénévoles »

La France compte aujourd’hui 20,4 millions de bénévoles, un Français sur 
trois, selon l’association Recherches et solidarités, dont 10 millions 
donnent de leur temps toute l’année. Une force de travail qui équivaut à 
près de 700 000 salariés à temps plein selon l’Insee, soit presque 
autant que l’hôtellerie-restauration.

Depuis dix ans, expliquait en 2014 la chercheuse Viviane Tchernonog, 
devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, les conseils 
généraux ont externalisé une partie de l’action sociale vers le secteur 
associatif qui, grâce au bénévolat et à un emploi salarié moins 
rémunéré, l’assume à moindre coût. Jacques Malet, le président de 
l’association Recherches et solidarités, reconnaît aussi que le 
bénévolat double, voire triple, l’efficacité des associations sur le 
terrain.

C’est donc bien aussi en matière de coût du travail que ce développement 
est analysé. Et à raison, puisque dans les asso­ciations, les « missions 
bénévoles » sont aussi précises et exigeantes que de véritables postes, 
les processus de recrutement sont tout aussi sélectifs, et la relation 
de subordination des bénévoles est entière. C’est d’ailleurs également 
pour pouvoir recourir à une main-d’œuvre bénévole que de ­nombreuses 
start-up se lancent sous une forme associative, sans craindre le mélange 
des genres…

Nous mettre à contribution

Mais regardez-vous aussi. Et comptez tout ce temps où vous avez dû « 
travailler » pour consommer. Nous sommes devenus coproducteurs des 
services dont nous sommes clients, comme l’ont bien analysé les 
chercheurs Marie-Anne Dujarier et Guillaume Tiffon.

Là aussi, cela ne date pas d’hier ; les bornes en libre-service ont 
envahi l’espace public depuis longtemps. Mais avec l’entrée dans l’ère 
numérique mobile, les grandes entreprises de « services » – telles que 
les banques, les assurances, les opérateurs télécoms, etc. – sont toutes 
en train de remplacer une grande partie de leurs agences et centres 
d’appel par une interface numérique dont la finalité est de nous mettre 
à contribution, et de gérer jusqu’à nos problèmes divers. Pour ces 
société, « l’expérience clients » est devenue le cache-sexe de ce 
travail gratuit.

Pour l’aider à se débrouiller, on a mobilisé des clients réunis au sein 
de « communautés de marque », clients que l’on encadre, supervise et 
contrôle, et que l’on récompense de points, de badges et d’un classement 
au tableau d’honneur.

Ils forment les ressources vives des forums d’assistance : chez Bouygues 
Telecom, on ne compte pas moins de 500 000 clients qui ­répondent à 1,2 
million de demandes d’aide par mois. Ce qui permet à l’opérateur de 
n’avoir que cinquante « conseillers clients » internes. Les vingt plus 
gros travailleurs ont même été sélectionnés dans un « comité clients », 
sollicité pour tester offres, services et applis, et pour faire remonter 
les problèmes de forfaits, de réseau, etc. Une vraie responsabilité, en 
somme.

« Communs de la connaissance »

Mais pour cela, il a bien fallu créer du consentement à travailler 
gratuitement. Comment ? En modifiant le regard des travailleurs sur leur 
contribution. Dans les associations, on valorise le sens de leur 
engagement. Chez les opérateurs de services, on convainc le client que 
son travail lui rend d’abord service à lui-même. Et dans les communautés 
de clients, on use des ressorts de la « gamification » qui consiste à 
offrir une récompense symbolique ayant un potentiel de distinction 
hiérarchique, mais purement formelle et abstraite.

« Ce n’est pas une activité ludique qui crée son propre jeu, précise le 
professeur Kenneth McKenzie Wark, qui enseigne à la New School, à New 
York. C’est un jeu qui extrait du travail sous une forme ludique. »

C’est dans l’économie numérique, et plus particulièrement dans le Web 
2.0, que ce modèle a été développé à l’échelle industrielle. Dans des 
versions où la figure du ­travail productif est plus ou moins claire.

Prenons le modèle des Wikinomics, basé sur la collaboration de groupes 
humains. Un modèle dont Wikipédia reste l’exemple le plus pur, mais qui 
a beaucoup essaimé dans le monde des logiciels libres, développés en 
open source. Comme dans les applications de type Waze, un outil de 
cartographie et d’alerte en temps réel sur le trafic, élaboré et animé 
par ses utilisateurs, qui signalent accidents, travaux, dangers, 
embouteillages, radars, etc.

Tous les collaborateurs de ce modèle répètent qu’ils ne travaillent pas, 
mais qu’ils contribuent à une intelligence collective, aux « communs de 
la connaissance », régis selon des règles fixées et contrôlées par 
eux-mêmes. Car ce modèle est bâti sur des rapports entre égaux. Et ils 
en tirent un avantage immédiat avec un service, une encyclopédie, un 
guidage GPS, qu’auparavant ils devaient payer.

Les frontières du travail se diluent

En revanche, il y a bel et bien travail quand il y a transformation d’un 
acte gratuit en valeur marchande par des plates-formes qui font levier 
sur la puissance créatrice de la multitude, l’« user generated content 
», pour capter l’essentiel de la valeur créée.

Quand TripAdvisor mobilise 60 millions de voyageurs qui ont posté 170 
millions de commentaires sur les sites et hôtels visités, il monétise un 
travail gratuit qui génère un trafic immense par de la publicité, et, 
aujourd’hui, par une activité de réservation d’hôtels.

Dans les jeux vidéo, quand Media Molecule, développeur de 
LittleBigPlanet, mobilise ses joueurs pour concevoir des niveaux, 
personnaliser les avatars, bref, créer du contenu sous sa devise « Play, 
create and share » (« Jouez, créez et partagez »), il les fait 
travailler gratuitement, jusqu’à les contrôler et commercialiser leurs 
contenus.

Dans un cas comme dans l’autre, ce travail a une importante valeur 
marchande. Mais on ne peut le réduire à cela. Chez TripAdvisor, les 
voyageurs aiment noter, en espérant peser sur la réputation des hôtels 
et restaurants, parce qu’eux-mêmes se servent de ces notations pour en 
choisir un. Il ne peut y avoir monétisation de cette masse 
d’informations que parce qu’il y a d’abord un troc de services au sein 
de la communauté.

Quant aux joueurs de LittleBigPlanet qui ont été interrogés par les 
sociologues William Robinson et Bart Simon, s’ils se disent conscients 
de la valeur créée, ils apprécient la possibilité qui leur est ainsi 
offerte de devenir créatifs et d’être reconnus comme tels par la 
communauté des joueurs.

« Ils vivent ce travail créatif non rémunéré comme une pratique 
artistique », disent les sociologues. Ainsi, les uns sont payés en 
services, les autres en plaisir et en reconnaissance. Mais l’économie 
collaborative ne fait qu’achever une tendance qui était déjà en marche : 
la contrepartie du travail change de nature et, avec cette 
transformation, les frontières mêmes du travail se diluent.

La question du partage de la valeur

En revanche, pour les grands acteurs du numérique, il n’y a pas de 
doute. Le travail gratuit de la multitude est bien à l’origine d’une 
énorme création de richesses. Comme le résument les experts Pierre 
Collin et Nicolas Colin dans leur rapport sur la fiscalité du numérique 
en 2013, c’est bien « l’absence de contrepartie monétaire à l’activité 
des utilisateurs qui explique en partie les gains de productivité 
spectaculaires dans cette économie numérique ».

Aussi, la question de la « capture parasitaire de la productivité du 
travail gratuit » se pose. Et pas seulement chez les marxistes, même 
s’ils résument fort bien le paradoxe de cette économie : parti pour être 
un espace de partage de pair à pair, « le Web 2.0 est devenu un 
véritable paradis capitaliste, un système centralisé et contrôlé par des 
investisseurs qui empochent la valeur produite par des utilisateurs non 
rémunérés, profitent des innovations produites par le mouvement du 
logiciel libre et tuent le potentiel de la décentralisation de la 
technologie peer to peer », estimait, fin 2010, le hackeur Dmytri 
Kleiner, auteur du Telekommunist Manifesto. Il rappelle que lorsque 
YouTube fut racheté pour 1,6 milliard de dollars (1,45 milliard d’euros) 
par Google en 2006, les youtubeurs reçurent « zéro, zilch, nada ».

De même, quand, en 2011, le Huffington Post fut racheté par AOL pour 315 
millions de dollars, les journalistes bénévoles à l’origine de cette 
valeur n’ont rien reçu. « Se pourrait-il que dans cette économie 
collaborative, tout soit partagé, sauf la valeur créée ? », résume 
Martin Richer, responsable du pôle social de Terra Nova, sur le site 
d’analyse des évolutions du travail en Europe Metis. C’est une des 
raisons pour lesquelles Pierre Collin et Nicolas Colin proposaient de 
taxer les entreprises du numérique en fonction de la contribution de la 
foule à leur valeur.

Il semble que la question du partage de la valeur commence à être 
intégrée par les acteurs, comme le rapporte Metis : quand, en septembre 
2014, le site communautaire Reddit lève 50 millions de dollars, il 
s’engage à rétrocéder 10 % des fonds à ses contributeurs. Et la start-up 
de covoiturage sur courte distance La’Zooz ­distribue ses parts de 
capital en fonction de l’implication de chacun d’eux, sur le mode 
coopératif. La tolérance au travail gratuit commencerait-elle à s’effriter ?
les géants du Net paient très peu d’impôts

Car, au fond, chacun sait que le travail gratuit n’est pas durable. 
D’abord, il repose toujours sur un système de subvention par des tiers : 
salaires, pensions, allocations, tous revenus versés par d’autres et 
permettant d’assurer la survie du travailleur.

Ensuite, c’est un travail qui, ne payant ni cotisation sociale ni impôt, 
ne contribue pas aux charges communes. Et ce d’autant que les géants du 
Net eux-mêmes paient très peu d’impôts. Enfin, parce que, IRL (« in real 
life ») ou « on line », le travail gratuit a un effet d’éviction 
effroyable sur le travail rémunéré, même faiblement, sur lequel repose 
le système de financement de notre solidarité.

De plus en plus, les bénévoles remplacent des travailleurs associatifs, 
et nous tous allons faire le travail de centaines de milliers de 
salariés des services publics et privés. Quant aux contributeurs de 
Wikipédia ou de TripAdvisor, ils dévorent les rédacteurs de 
l’Encyclopædia Universalis et de Lonely Planet. L’équilibre de tout un 
monde est rompu.

     Valérie Segond


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Denis Lebioda
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Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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