[Infoligue] Entretien - « L’essor associatif reste une véritable révolution invisible »
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mer 18 Oct 07:39:56 CEST 2017
Entretien - « L’essor associatif reste une véritable révolution invisible »
Professeur du Conservatoire national des métiers (CNAM), chercheur au
laboratoire LISE (CNAM-CNRS), à l’Institut francilien recherche
innovation société (Ifris), et chercheur associé au Collège d’études
mondiales, Jean-Louis Laville est l’auteur de nombreux ouvrages sur les
associations (1), dont « L’Economie sociale et solidaire » (Le Seuil,
2016).Ce spécialiste de l’innovation sociale montre comment s’est
construite, en France, une illégitimité des associations, notamment au
sein de la sphère politique.
Publié par : LE MONDE
Le : 18.10.2017 à 07h00
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Répartie entre le ministère de l’éducation nationale et celui de la
transition écologique et solidaire, la vie associative n’est pas
mentionnée officiellement dans le gouvernement. Que pensez-vous de ce
non-affichage politique ?
Cette absence renvoie à un problème de fond que l’on retrouve en France
et dans d’autres pays : l’essor associatif reste une véritable
révolution invisible. Pourtant, à la fin du XXe siècle et depuis le
début du XXIe, le développement associatif est inédit de par
l’accélération de la création d’associations et le nombre de personnes
impliquées : 13 millions de bénévoles en France. 40 % de citoyens de
plus de 16 ans font partie d’une ou de plusieurs associations. En outre,
dans la première décennie du XXIe siècle et pour la première fois, les
associations ont créé plus d’emplois que les entreprises privées. Au
niveau de la vie sociale et de la dynamique économique, les associations
ont pris une place qu’elles n’occupaient pas auparavant. Malgré un
tassement dû aux contraintes récentes, ce bilan s’avère positif, mais
les associations restent largement sous-estimées. Ce grand ensemble qui
représente aussi 1 salarié du privé sur 10, soit plus de 1,8 million de
salariés, n’entre pas dans les cases politico-administratives. Souvent,
on envisage les associations par le petit bout de la lorgnette sans
saisir l’ensemble des contributions qu’elles apportent à notre société.
Il faut s’interroger sur cette étrange absence. La tendance actuelle
est à la valorisation de la start-up sociale, de l’entrepreneuriat
social qui représente au mieux quelques milliers de salariés. On oublie
que le monde associatif est mille fois plus important quantitativement
et qu’il ne se cantonne pas à une élite. Il concerne beaucoup de citoyens.
Le monde politique français prend-il assez en considération les
associations ?
Nous sommes là face à un paradoxe. Au regard de l’histoire politique, il
est incontestable que les associations ont joué un rôle majeur dans la
construction de notre modèle social. Or, ce rôle n’est pas reconnu.
Pour expliquer ce paradoxe, il faut revenir sur l’Histoire. Il y a une
illégitimité des associations en France plus que dans d’autres pays. Un
symptôme de celle-ci est l’impossibilité d’utiliser le terme «
communauté » en français. Très souvent dans les pays d’Amérique du Sud
ou du Nord, d’Afrique et d’Asie, on utilise le terme « action
communautaire » pour parler d’une action collective faite par les gens
concernés. Ce terme provoque, en France, des allergies, car on y met
tout de suite l’étiquette de communautarisme. En témoigne la
sous-représentation dans les formations sociales de l’action communautaire.
A ce constat, il convient d’ajouter une arrogance des grands corps
d’Etat, qui se sont approprié l’intérêt général et renvoient les
associations à des intérêts particuliers, comme le mépris de certains
responsables économiques qui les caricaturent comme des organisations
assistées, synonymes de concurrence déloyale.
Partagez-vous la réflexion de Jean-Pierre Rioux dans son ouvrage « Ils
m’ont appris l’histoire de France », (Odile Jacob, 2017) : « Reconnue
tardivement en 1901, l’association a été retenue pour la dernière en
date des libertés publiques, mais [les Républicains de la IIIe
République ne l’ont jamais reconnue] comme leur fête, comme l’expression
d’ambitions sociales et contractuelles authentiques, comme une
respiration naturelle et nécessaire de l’être ensemble dans une cité » ?
Cette réflexion nous fait prendre conscience que les débats politiques
et économiques importants ont été jusqu’à la fin du siècle dernier
focalisés sur l’opposition et la complémentarité entre marché et Etat.
Ce dualisme a fait perdre leur place aux associations. Il faut donc
revenir aux années 1830-1848, à la source du mouvement
associationniste, bien avant la promulgation de la loi de 1901 où de
nombreuses initiatives surgissent. Il s’agit d’un véritable mouvement
pionnier.
C’est à ce moment-là que Pierre Leroux [1797-1871, homme politique et
philosophe, théoricien du socialisme] introduit la notion de solidarité
qu’il définit comme l’action volontaire que mènent des citoyens libres
et égaux. Cette solidarité démocratique se réalise par l’association
avec l’idée selon laquelle en s’unissant les uns aux autres on s’inscrit
dans la dynamique démocratique. Nous sommes là dans un associationnisme
solidaire. Dans ce sillage se créent des sociétés de secours mutuel qui
vont permettre de répondre à des demandes de protection contre la
maladie, la vieillesse ou l’invalidité. Dans le même mouvement, se
mettent en place des coopérations entre des travailleurs d’un même
métier et s’expriment des revendications populaires. On voit alors bien
que les sphères économique, sociale et politique ne sont pas séparées.
Il s’agit d’aller plus loin dans la démocratie pour lutter contre les
inégalités et pour la liberté. A l’époque, les textes ouvriers citent
constamment les deux termes d’« association » et de « solidarité ».
Alors comment se fait-il qu’il a fallu attendre 1901 pour que la loi
encadre l’association ?
Cette vague a été stoppée en 1848 avec la fin de ce que l’on appelle en
Europe « le printemps des peuples ». Une répression va s’abattre sur ces
tentatives auto-organisées, car elles font peur au pouvoir établi. En
outre, une invalidation symbolique issue de deux courants de pensée
opposés va mettre en cause le bien-fondé de cet associationnisme
initial. D’un côté, le libéralisme considère que la véritable
association, c’est la société de capitaux. Pour ce courant, l’important
est de réaliser le décollage industriel et le développement économique,
avec une solidarité réduite à la philanthropie, à la moralisation des
pauvres. Et de l’autre côté, la vulgate marxiste initiée par Friedrich
Engels qui, dans son ouvrage Socialisme utopique et socialisme
scientifique, renvoie l’associationnisme à l’utopisme, à une période
immature et irréaliste du mouvement ouvrier. La priorité est à une
organisation très centralisée pour prendre le pouvoir.
L’associationnisme est graduellement marginalisé, alors qu’il était à
l’origine du mouvement ouvrier et paysan. A la fin du XXe siècle
réapparaissent des formes associationnistes que l’on croyait perdues.
Une renaissance qui fait écho lointain aux années 1830-1848. Les
citoyens s’aperçoivent que la synergie marché-Etat a des limites.
L’idéologie du progrès s’essouffle. Dans les années 1970, de nouveaux
mouvements sociaux apparaissent, l’écologie et le féminisme en sont
emblématiques.
Avec ces deux exemples, sommes-nous encore dans le mouvement associatif ?
Une partie du mouvement associatif s’est constituée autour de la
solidarité démocratique, une autre autour de la solidarité
philanthropique. Une partie a été intégrée dans l’Etat social jusqu’à
développer certaines formes de clientélisme. Une autre veut renouer avec
une vision de transformation sociale en s’attaquant aux problèmes de la
vie quotidienne dans une multiplicité de formes, d’innovations
citoyennes et de circuits courts. Cet ensemble n’est pas homogène, ce
qui explique en partie la difficulté pour saisir et comprendre le monde
associatif.
L’association peut-elle être un contre-modèle par rapport à l’Etat ou
faut-il qu’elle reste en relation avec lui ?
On s’aperçoit que l’action publique venue du sommet n’arrive plus à être
pertinente dans une société complexe. Un nouveau cadre de l’action
publique devient nécessaire, qui résulte d’une coopération
conflictuelle entre associations et pouvoirs publics. Aujourd’hui, sur
tous les continents, on réfléchit à de nouveaux rapports entre
associations et pouvoirs publics à travers la notion de coconstruction
de l’action publique. C’est lorsque cette coconstruction se met en œuvre
que l’on avance. Un exemple : le mouvement de la nouvelle
institutionnalité, pour reprendre les termes utilisés en Catalogne et
dans plusieurs villes espagnoles, où de nouvelles mairies s’allient avec
les réseaux associatifs de l’économie solidaire pour concevoir des
services publics non au rabais mais reconnus et nécessaires à la
respiration de la ville. Un autre exemple nous vient du Québec où, après
quarante ans de tâtonnements, il existe un nouveau service public de la
petite enfance formé par les associations. Les pouvoirs publics assurent
par leur financement une égalité d’accès et ce sont les associations
elles-mêmes qui organisent les services.
Vous développez une réflexion sur vitalité démocratique et vitalité
associative. Pouvez-vous en expliquer les fondements ?
On peut faire mille reproches aux associations. On sait qu’elles sont
nombreuses à ne pas avoir de fonctionnement démocratique, mais elles
restent les formes les plus accessibles pour une action citoyenne, pour
croiser des expériences, pour inventer des solutions à des problèmes non
résolus, pour concrétiser une attention à l’autre. Comme l’ont dit les
sociologues Alexis de Tocqueville (1805-1859) et John Dewey
(1859-1952), la grande énigme contemporaine, ce n’est pas
l’individualisme, mais les raisons pour lesquelles les personnes
s’associent. C’est pourquoi les liens entre associations et démocratie
doivent être au cœur de la recherche et de l’action si l’on veut aller
vers une société qui admet la diversité et s’enrichit de la pluralité.
Propos recueillis par Dominique Buffier
(1) La Gouvernance des associations, avec Christian Hoarau (Erès, 2008)
; Associations et action publique, avec Anne Salmon (Desclée de Brouwer,
2015) ; L’Economie sociale et solidaire. Pratiques, théories, débats (Le
Seuil, 2016)
En savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/10/18/entretien-l-essor-associatif-reste-une-veritable-revolution-invisible_5202380_3234.html#CRiLOsLf6A6BsWtz.99
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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