[Laicite-info] Philippe Meirieu : La laïcité et le mythe de « l’instruction pure »
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Ven 13 Fév 09:18:02 CET 2015
Philippe Meirieu : La laïcité et le mythe de « l’instruction pure »
Publié par : http://www.cafepedagogique.net/
Le : 13/02/15
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Dans un article intitulé « Laisser la croyance hors des établissements
scolaires », paru dans Le Monde du 31 janvier 2015 (1), Danièle
Sallenave revient sur la question de la laïcité et, reprenant à son
compte une affirmation du président de la République, affirme que « les
religions n’ont pas leur place à l’école ». Elle voit dans ce principe
la « définition claire et sans équivoque de ce qu’est l’école "laïque",
et qui lui permet d’être l’école de tous : une école qui tient les
religions à distance ». Évidemment, Danièle Sallenave n’est pas hostile
à « l’enseignement du fait religieux », mais, bien sûr, à condition
qu’il soit enseigné comme « savoir » et non comme « croyance » : elle
souhaite donc qu’on en donne la charge aux professeurs de français ou
d’histoire. Car, l’essentiel, pour elle, est de permettre à chaque élève
de se dégager des affiliations religieuses familiales ou sociales dont
il a « hérité » mais qu’il doit « suspendre » pendant le temps scolaire
dédié exclusivement à la formation et à l’exercice de la raison. «
Ainsi, explique-t-elle, en arrachant momentanément l’enfant,
l’adolescent aux rattachements religieux ou politiques de sa famille, de
son groupe, de son quartier, pour le ramener vers les objets de
l’instruction, l’école l’arrache à sa condition d’ "enfant" pour en
faire un élève. »
« Décréter l’élève ? »
La position de Danièle Sallenave – qu’elle identifie peut-être un peu
vite à celle du philosophe Alain – n’est pas nouvelle. On en trouverait
facilement des traces tout au long du 19ème siècle et, en particulier,
dans cette littérature « laïque » de « l’arrachement » qui fit les beaux
jours d’une certaine mythologie républicaine… Au centre du village,
l’école laïque vers laquelle convergent tous les enfants : le fils du
catholique, celui du protestant, celui de l’athée ou de l’agnostique, le
fils du patron, celui du notaire, du médecin, de l’agriculteur comme
celui de l’ouvrier, l’enfant malmené par ses parents et celui adulé par
sa famille, celui qui a mal aux dents et celui qui est amoureux… tous
avancent vers l’École, « temple du savoir ». À leur arrivée, ils
revêtent la blouse, « aube mystique qui les dédie à la raison » et, en
rangs, sous l’autorité du maître, entrent en classe. Les voilà, en
quelque sorte, « purgés » de toute croyance, de toute affiliation, de
toute préoccupation : ils ne sont plus que des « élèves », des êtres
rationnels entièrement disponibles à la raison qui s’expose.
Même si cette description relève, évidemment, d’une illusion
rétrospective, il ne faut pas, pour autant, minimiser ni, a fortiori,
mépriser la part de vérité qu’elle recèle. Certes, contrairement à ce
que l’on croit parfois, l’École laïque n’était pas, alors, l’objet d’un
consensus – il existait de nombreuses écoles privées confessionnelles et
la « guerre scolaire » faisait rage, ouvertement ou sournoisement –,
mais, pour ses défenseurs et au plus haut sommet de l’État, la « laïque
» était l’objet d’un véritable « culte » et ses rituels disposaient
effectivement d’une vertu particulière : ils « instituaient l’élève » en
interpelant en quelque sorte, en lui, une rationalité abstraite vers
laquelle il était invité à s’exhausser. En anticipant, de manière
volontariste et soutenue par une symbolique forte, un « sujet
républicain », débarrassé de ses singularités sociologiques et
pathologiques, l’École de la République devait lui permettre de se
montrer à la hauteur de l’instruction exigeante qui lui était dispensée…
Il y a, de toute évidence, quelque chose de juste dans cette « pédagogie
de l’arrachement », quelque chose que l’on retrouverait, d’ailleurs,
chez certaines grandes figures de la pédagogie, laïques ou religieuses
d’ailleurs ! Les uns et les autres reconnaissent, en effet, le pouvoir
instituant d’un certain nombre de dispositifs et voient dans les rituels
une manière de donner à l’enfant la possibilité d’échapper à toutes les
déterminations qui pèsent sur lui. Chez Don Bosco, Makarenko (2) ou même
Freinet, on trouve, plus ou moins explicitée, cette conviction que «
l’oubli méthodologique » de l’histoire ou des problèmes de l’enfant,
soutenu par une implication dans un dispositif pédagogique délibérément
tourné vers le futur, contribue à l’ « élever », à lui permettre
d’accéder à des perspectives nouvelles, à le délivrer de
l’assujettissement à un passé qui peut être enfermant, étouffant, voire
le condamner à reproduire à l’identique ce dont il a hérité et dont il
n’est nullement responsable. L’émancipation suppose bien, pour eux,
d’éviter toute rétention dans le « donné » et d’accompagner le sujet, y
compris par l’usage de symboles forts et de dispositifs contraignants,
vers un avenir dont il pourra décider par lui-même.
D’où vient, alors, que la position de « l’instruction pure » et de
l’ignorance systématique de toute histoire singulière ne soit pas
complètement convaincante aujourd’hui ? D’une part, parce que nous avons
été très largement déniaisés, depuis Bourdieu, Passeron et bien
d’autres, et connaissons parfaitement les dangers de « l’indifférence
aux différences ». « L’instruction pure » n’est, en rien, la «
neutralité absolue » qui instituerait une « égalité radicale et
fondatrice » de toutes et tous à l’égard des savoirs et de l’École : «
l’instruction pure » est, de facto, une forme culturelle donnée, souvent
plus proche du « charme discret de la bourgeoisie » que de « l’universel
kantien ». Et, tous les enfants ne sont pas égaux face à
l’interpellation magistrale, fut-elle soutenue par des rituels adaptés
comme ceux que savent bien mettre en place les enseignants et
enseignantes de classes maternelles. Ces rituels ont un effet réel, mais
ils n’abolissent pas par décret les différences et les singularités ;
ils n’effacent pas miraculeusement les « adhérences » familiales ou
sociales ; ils ne suppriment pas, de facto, les inégalités de
développement liées aux pratiques sociales et linguistiques extérieures
à l’école.
C’est pourquoi, sans aucun doute, les pédagogues, font appel à «
l’ignorance méthodologique » des singularités et non à l’illusion de
leur éradication. Ils savent qu’en « faisant comme si » les différences
n’existaient pas, ils peuvent contribuer à donner une chance à l’enfant…
mais à condition qu’ils sachent, par ailleurs, qu’elles existent et
qu’ils en tirent les conséquences concrètes en termes de soutien et
d’accompagnement adaptés. Les pédagogues proclament « l’égalité de
droits », mais connaissent les « inégalités de fait ». Et c’est leur
capacité à travailler sur les secondes qui contribue à actualiser la
première. Ils « convoquent l’élève », mais en sachant les difficultés de
chacune et de chacun pour faire face à cette convocation et en
travaillant concrètement, au quotidien, pour que chacune et chacun
parvienne à s’exhausser au-dessus de ce qui les a constitué, pour se
montrer dignes, in fine, de ce à quoi ils sont appelés : la réflexion
critique, l’autonomie intellectuelle, la capacité de « penser par
soi-même »… Une autre manière, en quelque sorte, de formuler
l’injonction de Maria Montessori : « Se mettre à la portée des élèves,
mais pas à leur niveau. Les prendre comme ils sont, mais surtout pas
pour les laisser là où ils sont ! ».
Car le danger majeur d’une « pédagogie de l’arrachement » qui
s’accompagnerait d’une cécité volontaire sur les histoires singulières,
au nom de « l’instruction pure » et d’une laïcité égalitariste, est de
nier finalement l’entreprise éducative elle-même comme « cheminement » :
on « décrète l’élève », d’un côté – cela donne parfois quelques
résultats pour quelques-uns d’entre eux dans l’enceinte de l’école –,
mais on ignore l’enfant de l’autre… qui, lui, peut poursuivre son
histoire, d’un autre côté, en toute indifférence au regard d’une «
trajectoire scolaire » ainsi réduite à un jeu de rôle. Ne croyons pas,
en effet, que nos enfants-élèves articulent spontanément ce qu’ils sont
et ce que nous leur enseignons ; ils peuvent parfaitement vivre dans une
schizophrénie acceptable qui les laisse développer simultanément des
savoirs et des croyances complètement hétérogènes sans qu’ils articulent
jamais les uns et les autres dans une quelconque « unité ». Les
enseignants savent que tout l’enjeu de la pédagogie est de parvenir à
cette articulation, à sortir de la simple juxtaposition entre «
croyances et savoirs vernaculaires », d’un côté, et apprentissages
académiques formalistes, de l’autre. Cela ne peut passer que par un vrai
travail sur les représentations, la mise en place, à travers des débats
structurés, des recherches documentaires, une démarche expérimentale,
d’un véritable « conflit socio-cognitif » dont la personne en sort
vraiment transformée. C’est là affaire de pédagogie et non de « pensée
magique », fût-elle laïque et républicaine !
« Ignorer les valeurs ? »
Cela dit, la thèse d’une laïcité qui s’en tiendrait, à l’École, à «
l’instruction pure », à l’écart, non seulement de toute religiosité,
mais aussi de toute référence à des systèmes de valeurs – et donc à des
croyances – est-elle, en elle-même, tenable ? Les « pères fondateurs »,
eux-mêmes, n’y croyaient pas et ne jugeaient pas cette position
souhaitable. Ainsi, trouve-t-on, dans le Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire coordonné par Ferdinand Buisson, sous la plume de
Buisson lui-même qui prend bien soin de se placer sous l’autorité
tutélaire de Jules Ferry, une vigoureuse mise en garde : « Si, par
laïcité de l'enseignement primaire, il fallait entendre la réduction de
cet enseignement à l'étude de la lecture et de l'écriture, de
l'orthographe et de l'arithmétique, à des leçons de choses et à des
leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et
religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte
neutralité, nous n'hésitons pas à dire que c'en serait fait de notre
enseignement national. Ce serait ramener l'instituteur au rôle presque
machinal de l'ancien magister dont les deux attributs distinctifs
étaient la férule et la plume d'oie, l'une résumant toute sa méthode et
l'autre tout son art. Si l'instituteur ne doit pas être un éducateur,
quelques titres qu'on lui donne, quelque position qu'on lui assure,
quelque savoir qu'il possède, sa mission est amoindrie et tronquée au
point de n'être plus digne du respect qui l'entoure aujourd'hui. Il faut
donc que l'instituteur puisse être un maître de morale en même temps
qu'un maître de langue ou de calcul, pour que son œuvre soit complète.
(…) Et un tel rôle est incompatible avec l'affectation de la neutralité,
ou de l'indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions
d'ordre moral, philosophique et religieux. » (3)
Et, cela est vrai bien plus encore aujourd’hui, sans aucun doute : face
à la montée des intégrismes, mais aussi des engouements pour les formes
les plus extravagantes de superstition et d’obscurantisme, comme face au
déchainement du « capitalisme pulsionnel » et du « caprice mondialisé »,
l’École ne peut pas se contenter d’ignorer les questions qui taraudent
les jeunes et les font basculer dans l’extrémisme, la délinquance ou la
frénésie consommatoire… elle a, tout au contraire, le devoir, de
proposer d’autres réponses, des réponses exigeantes et conformes avec
les valeurs qu’elle a pour mission de promouvoir.
Bien évidemment, ces réponses ne peuvent nullement relever de « simples
» leçons de morale. Elles renvoient à la capacité de l’École à permettre
la rencontre avec des pratiques où s’éprouvent, dans l’action
collective, les promesses républicaines et démocratiques dont elle est
porteuse. À l’École de faire découvrir le plaisir d’apprendre et la joie
de comprendre. À l’École de faire entendre que l’exigence de précision,
de justesse et de vérité permet d’accéder à des satisfactions
intellectuelles inestimables. À l’École d’articuler les savoirs qu’elle
enseigne avec les questionnements anthropologiques dont les élèves sont
porteurs et qui les poussent – si on les ignore ou les méprise – à
rechercher des réponses faciles et frelatées auprès des marchands
d’illusions de toutes sortes. À l’École de faire éprouver l’inestimable
vertu de l’entraide, contre toutes les formes d’individualisme et de
mise en concurrence plus ou moins sauvage. À l’École de montrer que le
moniteur – l’élève plus âgé ou un peu en avance qui prend le temps
d’expliquer au plus jeune ou à celui qui rencontre une difficulté –
progresse tout autant qu’il fait progresser celui ou ceux dont il
s’occupe. À l’École de mettre en place de véritables situations de
coopération qui permettent d’accéder à la création collective et de
découvrir que le partage accroît les possessions de chacun et développe
l’inventivité collective. À l’École de faire comprendre que la lente et
souvent besogneuse construction du « bien commun » peut s’effectuer au
profit de tous et au détriment de personne, que le débat serein et
organisé libère des préjugés et fait « pétiller le cerveau » bien plus
efficacement que les prothèses chimiques ou technologiques. À l’École de
faire découvrir la joie du travail bien fait, de la fierté de se
dépasser, du bonheur d’offrir au monde le meilleur de soi-même pour que
le monde soit plus humain et solidaire…
Évidemment, l’École ne peut parvenir seule à promouvoir ces valeurs :
c’est toute la société qui doit les porter et nul « républicain »
autoproclamé – qu’il fasse de la politique ou des affaires, qu’il
travaille dans les médias ou l’administration – ne peut s’en exonérer et
en renvoyer la responsabilité aux seuls enseignants. Mais l’École doit
néanmoins jouer sa partie et, bien loin des illusions laïcistes de «
l’instruction pure », pourrait enfin être fidèle aux propos du «
Manifeste de Pontigny », rédigé en septembre 1937 par des syndicalistes,
des militants associatifs, des enseignants et universitaires de
plusieurs pays européens réunis par le Front Populaire pour penser
l’éducation du futur : « Il ne s’agit pas de diffuser un nouveau
catéchisme, même un catéchisme populaire ou républicain. (…) Persuadés
du rôle primordial des faits économiques dans l’évolution des sociétés,
certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et
sociaux. Ils oubliaient qu’il ne servirait à rien de bâtir un monde
économique nouveau si l’on ne préparait pas dès maintenant des hommes
capables d’y bien vivre. Sinon l’équipe gouvernante changera peut-être,
mais l’oppression et l’injustice renaîtront d’elle-même… Il faut, en
particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que
nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l’exaltation de
telle vedette, ou la haine partisane née dans l’aveuglement, ou même une
déification sommaire du sport… » Tout a été dit. Tout reste à faire. Ou
presque.
Philippe Meirieu
Notes
(1) page 11
(2) Cf. Philippe Meirieu, « Richesses et limites du modèle médical
en éducation » : http://www.meirieu.com/ARTICLES/GFEN_modele_medical.htm
(3)
http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3003
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
Mel : denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
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