[Laicite-info] De 1905 à l'après-Charlie, la laïcité dans tous ses états

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 9 Fév 09:22:54 CET 2015



Tous Charlie et maintenant ?
De 1905 à l'après-Charlie, la laïcité dans tous ses états

Par : Juliette Cerf
Publié par : www.telerama.fr
Le : 08/02/2015.

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La loi de 1905 devait permettre aux croyants et aux autres de vivre en 
paix. Elle a clairement dévié. Après Charlie, il est temps de repenser 
la laïcité dans sa complexité. Ni totem ni tabou !

Le « seul enjeu qui importe, la laïcité. La laïcité ! La laïcité, parce 
que c'est le cœur de la République », le socle de l'école, un « gage 
d'unité et de tolérance ». Manuel Valls l'a martelé devant les rangs de 
l'Assemblée nationale, le 13 janvier 2015 : la « réponse » aux attaques 
terroristes doit être « forte, sans hésitation ». Elle passera par « la 
République et ses valeurs » ou ne sera pas. Le lendemain, dans son 
édito, tiré à plus de sept millions d'exemplaires et intitulé « Est-ce 
qu'il y aura encore des "oui, mais" ? » Charlie Hebdo ripostait aux yeux 
du monde entier avec cette arme laïque qui a toujours été la sienne : 
dire « Je suis Charlie », « ça veut dire aussi : "Je suis la laïcité" » 
: « Pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la 
laïcité-je-ne-sais-quoi, la laïcité point final. Elle seule permet, 
parce qu'elle prône l'universalisme des droits, l'exercice de l'égalité, 
de la liberté, de la fraternité, de la sororité. [...] Elle seule 
permet, ironiquement, aux croyants, et aux autres, de vivre en paix. »

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“La laïcité, c'est refuser tout privilège, à l'athéïsme comme aux 
religions.” Henri Pena-Ruiz, philosophe

Universalité de la laïcité, rendant d'un seul coup possi­bles l'unité, 
la tolérance, la paix, la liberté, l'égalité, la fraternité ? Cette 
ligne droite, sans ambages ni « oui mais », est éclairée par le 
philosophe Henri Pena-Ruiz. L'auteur de Dieu et Marianne en 1999 et 
récemment d'un Dictionnaire amoureux de la laïcité dit oui à cette « 
laïcité tout court, sans adjectif qui la modulerait ». Il s'explique : « 
La laïcité promeut en même temps trois principes : la liberté de 
conscience, l'égalité des droits entre croyants et athées, et le fait 
que l'Etat se consa­cre au seul intérêt général. Cet universalisme est 
bon pour tous : il unit sans soumettre, et préserve la sphère publique 
des communautarismes. Etre laïque, c'est refuser tout privilège, aussi 
bien à l'athéisme qu'aux religions, ainsi traités à égalité. » Dé­finie 
ainsi, la laïcité est, un point c'est tout, ni trop ouverte, ni fermée, 
ni trop rigide, ni pas assez. Victor Hugo permet au philosophe de 
trancher : « L'Etat chez lui, l'Eglise chez elle ! » La loi de 
séparation votée en 1905, sous la IIIe République, a désolidarisé l'Etat 
de la religion. L'Etat rejette toute autorité religieuse et n'exerce 
lui-même plus aucun pouvoir religieux (ni ne finance aucun culte), quand 
les Eglises, de leur côté, n'ont plus aucun pouvoir politique.

Un principe universel qui attise les contradictions

Mais si elle a pour but d'assurer la précieuse neutralité de l'Etat, 
celle qui doit justement permettre à des citoyens différents de vivre 
ensemble dans un espace commun, la laïcité n'est en rien une notion 
neutre. Son « champ d'application » est l'enjeu d'une « mésen­tente », 
note Constantin Languil­le dans La Possibilité du cosmopolitisme. Burqa, 
droits de l'homme et vivre-ensem­ble. Brandie par certains comme une 
réponse, une solution unanimiste au tremblement de terre qui vient 
d'agiter la France, elle ne peut pourtant dissimuler qu'elle s'est 
avérée problématique ces dernières années : clivante, partisane, 
instrumentalisée, éminemment politisée. Principe universel censé 
réchauffer tous les cœurs, la laïcité échauffe plutôt les esprits et 
attise la contradiction — jusque dans les rangs de l'Observatoire de la 
laïcité, tout récemment. Loin d'être ce radar clair de la vie en 
société, la laïcité s'est brouillée au fil des années.

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“Le modèle français de laïcité n'existe pas.” Jean Baubérot, historien 
et sociologue

« La laïcité a toujours été plurielle, prise dans des rapports de force. 
La loi de 1905 elle-même est née d'un violent conflit entre Jean Jaurès 
et Aristide Briand d'un côté et Emile Combes de l'autre », rappelle 
l'historien et sociologue Jean Baubérot, qui publiera en mars Les Sept 
Laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n'existe pas. 
Personne n'est donc selon lui propriétaire de cette notion qu'il est 
dangereux d'ériger en nouvelle religion. Le spécialiste n'a d'ailleurs 
pas peur de dire que Charlie Hebdo pose le problème de la laïcité « 
d'une manière naïve, caricaturale et non réflexive » : « Le risque, 
c'est que l'atroce massacre qui a visé les caricaturistes sacralise leur 
ligne éditoriale. Il faut au contraire accepter d'ouvrir le débat et ne 
pas faire de raccourci. »

Nouvelle donne géopolitique

La confusion ambiante vient du fait que deux laïcités se sont 
superposées dans notre pays : « La première fonctionne de façon 
immergée, silencieuse : il s'agit de toute la jurisprudence issue de la 
loi de 1905, qui permet à chacun d'exercer sa religion dans le calme et 
la sérénité. La deuxième, émergée, bruyante, fait débat : il s'agit 
d'une nouvelle laïcité, très différente de celle de 1905. Alors que la 
loi de séparation assurait la neutralité de la seule puissance publique, 
celle-ci cherche à étendre la neutralité à la société tout entière. » 
Petit à petit, ce n'est plus à l'Etat mais aux individus eux-mêmes que 
l'on demande d'être neutres, comme en témoignent la loi de 2004, qui 
interdit le port des signes d'appartenance religieuse dans les écoles, 
collèges et lycées, la loi de 2010, interdisant la burqa dans l'espace 
public, ou l'affaire Baby Loup, qui a vu une employée portant le voile 
dans une crèche privée être condamnée et licenciée. Le contexte social 
et politique de la France d'aujourd'hui n'a en effet plus rien à voir 
avec celui de 1905 ; les forces religieuses en présence, non plus, ne 
sont pas les mêmes. L'établissement de la laïcité a été le fruit d'une 
longue lutte contre l'Eglise catholique, celle de la Révolution 
française contre une monarchie de droit divin ; la laïcité est 
maintenant confrontée à la visibilité grandissante et à la nouvelle 
donne géopolitique de l'islam contemporain.

Une “instrumentalisation raciste et xénophobe”

Selon Jean Baubérot, la laïcité a été « falsifiée » : alors qu'elle 
était au fondement historique du projet politique de la gauche, elle a 
clairement été récupérée par la droite et l'extrême droite, en devenant 
un enjeu identitaire. Le discours de Latran prononcé par Nicolas Sarkozy 
en 2007 a été un jalon marquant de cette évolution : l'ancien Président 
y exaltait les « racines chrétiennes » de la France et y appelait même 
de ses vœux l'avènement d'une « laïcité positive » considérant la 
religion comme un atout. Une régression inacceptable pour les penseurs 
du cadre strict de la laïcité made in 1905... Une nouvelle « 
catho-laïcité », façon claire de viser l'islam pour nombre 
d'observateurs... Comme le notent Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent 
Valentin, professeurs de droit public et auteurs de L'Affaire Baby Loup 
ou la Nouvelle Laïcité, « pour une partie de la droite, incarnée 
notamment par Nicolas Sarkozy, la (nouvelle) laïcité semble être 
princi­palement l'outil de protection contre l'islam d'une culture ou 
d'une civilisation issue du christianisme — celui-ci étant pensé comme 
spontanément compatible avec la laïcité, voire même sa matrice ». Cheval 
de bataille d'une droite identitaire, cette nouvelle laïcité a été prise 
à partie par la gauche de la gauche, qui la juge tout bonnement 
islamophobe. Le sociologue Eric Fassin, par exemple, épin­gle ainsi une 
« instrumentalisation raciste et xénophobe » de la laïcité.

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“Les individus privés sont sommés de devenir laïques, athées.” Vincent 
Valentin, juriste

Ironique laïcité ! Censée être le ciment de la vie en société et du 
dépassement des différences, elle est devenue le lieu de l'exclusion de 
certains citoyens et d'une discrimination entre les religions. Elle 
aussi a volé en éclats, au rythme même des dissensions qui agitent et 
clivent plus que jamais la société française. Mais pour Henri Pena-Ruiz, 
la laïcité ne devrait pas être incriminée : « Il ne faut pas remettre en 
cause l'émancipation laïque, sous prétexte que l'émancipation 
socio-économique est en panne. Ce n'est pas la laïcité qui stigmatise 
les citoyens musulmans. L'action pour la justice sociale et contre le 
racisme doit permettre d'y remédier. » Pour Vincent Valentin, et nombre 
de juristes, ce qui pose surtout problème, c'est le dévoiement du droit 
: les dérives liberticides inhérentes à cette nouvelle laïcité, et la 
confusion qu'elle instaure entre le public et le privé. « En étendant le 
principe de neutralité de l'autorité publique aux usagers eux-mêmes, on 
est passé d'une laïcité juridique à une laïcité culturelle, qui voudrait 
que le public se privatise et que le privé se publicise. L'Etat 
s'immisce dans des choix religieux qui devraient rester privés et les 
individus privés sont sommés de devenir laïques, athées. » Le juriste 
voit là un dangereux brouillage : désormais, ce n'est plus l'Etat qu'il 
faudrait séparer de la religion, mais la société elle-même, l'individu 
devant désormais être neutre « à l'école, autour de l'école, dans le 
travail, voire... dans l'espace public en général ». De façon 
insidieuse, la religion est en fait redevenue une affaire publique... Au 
risque de violer les libertés individuelles : « Tandis que la laïcité 
républicaine "originelle" (la laïcité de 1905) est étroitement associée 
aux idées de liberté et d'égalité, la nouvelle laïcité les remet en cause. »

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“Il existe une sorte d'exclusivisme républicain” , Constantin Languille

L'inversion est de taille : alors que la laïcité devait dans son 
principe protéger la liberté de croire ou de ne pas croire, elle sert 
aujourd'hui à la contrôler, ou à l'interdire. On est passé d'un état du 
droit — une défense de la liberté, assortie de droits et de devoirs — à 
l'imposition de valeurs — une conception du bien, une manière d'être. « 
On en vient à limiter la religion au nom même de ce qui assurait la 
liberté de la religion », résume le juriste. Comme l'analyse aussi 
Constantin Languille dans La Possibilité du cosmopolitisme, on en vient 
à confondre le « principe juridique » de laïcité, qui est « libéral au 
sens où il permet à chacun de vivre et d'exprimer sur la place publique 
son appartenance religieuse », et la « norme sociale, implicite mais 
très forte au sein de la société française », selon laquelle « le bon 
citoyen ne doit pas trop manifester son appartenance religieuse, sous 
peine d'être suspecté d'infidélité à la République. Il existe une sorte 
d'exclusivisme républicain : manifester sa religion signifie se 
distancier de la communauté des citoyens ». Or cet imaginaire 
républicain universaliste ne cesse de se heurter à une réalité tout 
autre, celle d'un « apartheid territorial, social, ethnique », pour 
reprendre l'expression polémique du Premier ministre, celle d'un pays 
traversé par de nouvelles tensions religieuses, la France n'étant plus 
depuis longtemps la nation fantasmée, une et indivisible qu'elle croit être.

Laïcité et liberté doivent continuer à rimer

Ne nous trompons pas de combat. Ce n'est pas la laïcité qui doit être 
brandie comme une arme contre la religion : tant que la croyance 
religieuse ne nuit pas à autrui ou ne trouble pas l'ordre public, le 
droit, tel qu'il existe du moins, ne devrait pas être instrumentalisé 
pour la limiter. « Non, les libertés publiques ne doivent pas être 
restreintes au nom de la laïcité. Et, en même temps, la lutte contre le 
terrorisme a ses contraintes, met en garde Jean Baubérot. Il faut être 
réaliste sur ce point, en se gardant de tout amalgame entre le 
terroriste islamiste et la mère de famille voilée qui veut participer à 
une sortie scolaire avec ses enfants. » Laïcité et liberté doivent 
continuer à rimer. Il ne faut donc pas se tromper de réponse aux 
problèmes auxquels est confrontée la société française : utiliser la 
laïcité comme un rempart contre les religions, en faire une forteresse 
du passé assiégée par le présent, c'est un immense aveu de faiblesse de 
la part du politique, une façon de remplir un vide d'idées et de 
propositions, une manière à peine masquée de contenir ses peurs.


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L'Alsace, une exception historique

En matière de laïcité, la France connaît une exception de taille qui a 
traversé les âges, malgré les critiques : le régime local de 
l'Alsace-Moselle, où le Concordat (1801), signé entre la France et le 
Vatican (Napoléon Bonaparte et Pie VII), est toujours appliqué. Quand la 
loi de séparation des Eglises et de l'Etat a été votée en France, en 
1905, l'Alsace-Moselle appartenait encore à l'Allemagne... Depuis 1918, 
date où le territoire redevient français, quatre cultes sont organisés 
par l'Etat : catholique, protestants luthérien et réformé, israélite. 
Prêtres, pasteurs et rabbins sont ainsi payés par la puissance publique, 
quand les évêques de Metz et de Strasbourg sont nommés sur décret du 
président de la République. Un enseignement religieux est également 
prodigué dans les écoles publiques, mais une dispense peut avoir lieu à 
la demande des parents.


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À lire : Dictionnaire amoureux de la laïcité, d'Henri Pena-Ruiz, éd. 
Plon, 950 p., 25 € ; La Possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de 
l'homme et vivre-ensemble, de Constantin Languille, éd. Gallimard, 224 
p., 19 € ; La Laïcité falsifiée, de Jean Baubérot, éd. La Découverte, 
224 p., 9,50 € ; L'Affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, de 
Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin, éd. LGDJ, 116 p., 17 €.

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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
Mel : denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
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