[Laicite-info] Philippe Meirieu : « Notre école ne tient pas ses promesses à l’égard des jeunes des milieux populaires »

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Jeu 22 Jan 18:18:26 CET 2015


Philippe Meirieu : «  Notre école ne tient pas ses promesses à l’égard 
des jeunes des milieux populaires »

Publié par : Le Monde.fr
Le :  22.01.2015
Propos recueillis par Mattea Battaglia


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Pour le désigner, le mot qui revient le plus souvent est celui de « 
pédagogue ». Philippe Meirieu est sans doute le plus lu et le plus 
écouté – mais pas forcément le plus suivi – par nos gouvernants. L’un 
des plus vilipendés, aussi, par les adversaires du « pédagogisme », 
coalition hétéroclite qui, de Régis Debray à Alain Finkielkraut, 
l’accuse (entre autres) d’avoir contribué à la baisse du niveau des élèves.

Tout juste retraité de l’éducation nationale, Philippe Meirieu, 65 ans, 
demeure vice-président de la région Rhône-Alpes délégué à la formation 
tout au long de la vie. Quand on l’interroge sur son parcours, ce qu’il 
met d’abord en avant, c’est le fait de « n’avoir jamais perdu de vue la 
classe » depuis ses débuts comme instituteur, en 1969. Il avait 20 ans.

Au cours des quarante-cinq années qui ont suivi, il a été professeur de 
collège et de lycée, professeur des universités en sciences de 
l’éducation, responsable d’un lycée expérimental, rédacteur en chef des 
Cahiers pédagogiques… Il a participé, dans les années 1990, à la 
création des Instituts universitaire de formation des maîtres (IUFM) et 
signé de nombreux ouvrages – dont sa Lettre à un jeune professeur 
republiée à la rentrée 2014 dans une version enrichie (ESF).

Comment percevez-vous le « plan global » de lutte pour la défense des 
valeurs de la République que le gouvernement vient d’annoncer ?

Je veux retenir l’engagement sur la formation des enseignants : elle 
s’impose aujourd’hui, tant dans le domaine de la formation initiale, où 
la réflexion pédagogique passe bien souvent à la trappe, que dans celui 
de la formation continue, complètement sinistrée. Pour le reste, le 
président de la République insiste sur la nécessité de se mobiliser 
autour de l’école – et dans l’école – afin qu’elle joue pleinement son 
rôle dans la formation aux valeurs républicaines. Mais je ne vois pas 
encore comment, précisément, nous en prenons le chemin.

Trois conditions, étroitement solidaires, sont requises si l’on veut 
sortir des seules mesures à caractère sécuritaire : il faut que l’école 
sache énoncer les valeurs et les principes qui la guident, afin qu’ils 
soient entendus et compris ; il faut qu’elle les fasse vivre au 
quotidien pour qu’ils soient vraiment intégrés par les élèves ; et il 
faut qu’elle les mette en œuvre dans le fonctionnement même de 
l’institution pour garantir leur crédibilité.

Je me réjouis, à cet égard, de la stabilisation d’un « enseignement 
moral et civique » dont je voudrais qu’il soit encore plus clairement 
adossé au droit. Je voudrais que l’on fasse découvrir aux élèves que des 
principes comme « nul ne peut se faire justice soi-même » ou « nul ne 
peut-être, à la fois, juge et partie » ont été construits pour les 
protéger. Et tous ces efforts doivent être relayés par le fonctionnement 
même de l’institution scolaire.

Dans 200 écoles et établissements – sur un total de 64 000 –, des 
enseignants ont fait état de contestations lors des hommages rendus aux 
victimes des attentats. Quelle est la part de responsabilité de l’école ?

Nous avons une responsabilité collective dans ce qui s’est passé. Cela 
nous renvoie à nos options en matière géopolitique, à la manière dont 
nous avons laissé se développer la ghettoïsation de nos quartiers, au 
recul des services publics sur des territoires qui se vivent à l’écart 
du pacte républicain. Mais cela renvoie, aussi, au fait que notre école 
ne tient pas ses promesses à l’égard des jeunes des milieux populaires, 
en particulier ceux issus de l’immigration : la fracture scolaire 
s’accroît jusqu’à ruiner la crédibilité de tout discours sur l’égalité 
républicaine.

Mais cette analyse n’exonère nullement ceux et celles qui basculent dans 
le radicalisme de leur responsabilité. Le rôle du pédagogue est d’aider 
à sortir de l’oscillation infernale qui domine, dans le brouhaha 
médiatique, entre le discours de l’excuse et celui de l’exclusion, entre 
le « tout victimaire » et le « tout coupable ». Ce n’est pas simple pour 
ma génération, et pour la gauche en général, imprégnées d’un 
sociologisme de l’explication. Mais c’est un impératif pour permettre 
aux jeunes d’identifier les marges de liberté qu’ils peuvent avoir dans 
un destin qui semble écrit pour eux.

Concrètement, dans la classe, comment le face-à-face pédagogique 
devrait-il évoluer pour favoriser le « vivre ensemble » et la laïcité ?

La laïcité en actes, c’est un travail quotidien de désintrication du 
savoir et du croire. L’enseignant, dans toutes les disciplines, doit 
travailler avec les élèves sur cette distinction essentielle. Et, pour 
que nul n’impose ses croyances comme des savoirs, il ne doit pas imposer 
ses savoirs comme des croyances. Les élèves doivent apprendre que celui 
qui a raison n’est pas celui qui crie le plus fort, mais celui qui 
démontre le mieux.

Quant au vivre ensemble, il nécessite un effort pour permettre à chacun 
de s’exprimer, mais aussi pour « construire du commun ». Or, je crains 
qu’à force d’individualisation systématique, nous ayons oublié comment 
faire. Cette construction passe par des rituels scolaires à réinventer, 
mais aussi par l’acquisition d’une culture commune et la fréquentation 
des « humanités ». Parce que la littérature et l’art permettent de 
développer la capacité d’empathie à l’égard de l’autre, d’entrer dans 
son référentiel - sans s’y perdre - ; ils nous aident à nous mettre à la 
place de l’autre pour penser avec lui - ni pour lui, ni contre lui.

Depuis vos débuts comme enseignant en 1969, vous avez toujours gardé le 
contact avec la classe. Partagez-vous le constat d’une école en crise ?

Le constat, formulé par Antoine Prost il y a quelques années, me semble 
plus que jamais d’actualité : on a démocratisé l’accès à l’école sans 
démocratiser la réussite dans l’école. Et les enseignants, profondément 
attachés à la justice sociale, souffrent de se sentir impuissants face à 
ce phénomène. René Haby [ministre de l’éducation à qui l’on doit, dans 
les années 1970, le « collège unique »] avait mis en place la « 
pédagogie de soutien » qui, quand elle n’a pas été détournée, s’est 
avérée insuffisante.

On a aussi essayé les « classes spécialisées », comme les 4e et 3e « 
technologiques », qui sont vite devenues des dispositifs de relégation. 
Aujourd’hui, on voit se développer des formes de plus en plus nombreuses 
d’externalisation – en dehors de la classe et de l’école – du traitement 
des difficultés scolaires. Avec deux conséquences : d’une part, la 
multiplication des officines privées et de l’aide sur Internet, et, 
d’autre part, la médicalisation systématique des difficultés scolaires. 
La classe est progressivement vidée de sa substance, elle n’est plus 
considérée comme le lieu essentiel de l’acte pédagogique. Les 
enseignants, eux, souffrent d’une prolétarisation, pas seulement au 
regard des conditions matérielles d’exercice de leur métier, mais parce 
qu’ils se trouvent ainsi dépossédés du sens et du contenu même de leur 
mission.

Quels autres symptômes de la crise de l’école identifiez-vous ?

J’observe que se met en place une individualisation systématique qui 
fait éclater le système et épuise les enseignants contraints à pratiquer 
ce que j’ai pu appeler la « pédagogie du garçon de café ». Quand il 
faudrait construire obstinément les conditions de l’attention collective 
et de la pensée, on court, de table en table, en cherchant à satisfaire 
les demandes immédiates de chacun. Je regrette aussi la « totémisation » 
du numérique, qui finit par fonctionner, dans une pensée magique, comme 
un remède miracle à tous nos maux. Demandons-nous ce que le numérique 
peut apporter à l’élève, plutôt que de croire qu’en équipant chaque 
collégien d’une tablette, on les fera tous réussir !

Mais ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui, c’est de voir notre 
système scolaire saisi par une forme de concurrence libérale qui, loin 
de réduire la fracture scolaire, accroît les mécanismes de ségrégation. 
Au collège déjà, par le jeu des options et des langues, mais aussi dans 
les lycées - dont certains préparent au bac, d’autres aux classes 
préparatoires -, une concurrence entre établissements se déploie, avec 
des effets ravageurs en termes d’égalité du droit à l’éducation. Avec 
des rancœurs sociales que nous risquons de payer au prix fort.

Quelles voies s’ouvrent à nous ?

Cette crise du système, tout le monde - ou presque - en est conscient 
aujourd’hui. On peut aller vers un scénario catastrophe, le recours à 
des solutions libérales dont la formule la plus radicale est le chèque 
éducation. Ou, au contraire, travailler sur la carte scolaire et la 
mixité sociale pour reconstruire un service public équilibré et viable 
sur les territoires. Au-delà d’un tiers d’élèves en très grandes 
difficultés sociale et scolaire, une école ou un collège ne peuvent pas 
remplir correctement leur mission d’éducation. Il faut l’admettre et 
prendre des mesures fortes pour rétablir les équilibres.

A mi-mandat, la gauche semble hésiter en matière de priorité éducative. 
Quelle est pour vous l’urgence ?

La priorité au primaire est un bon choix, mais, pour ma part, j’aurais 
plus délibérément ciblé l’entrée dans le langage écrit. L’école a une 
fonction thermostatique : quand il fait froid à l’extérieur, elle doit 
élever le niveau de température. Dans un monde où l’écrit long, corrigé, 
structuré, a tendance à diminuer, où les courriels et SMS nous inondent, 
l’école a le devoir majeur de permettre aux enfants de découvrir 
l’écriture et le plaisir qu’elle procure.

L’écrit en tant que communication différée, argumentaire construit, 
propos soutenu par la densité de la pensée, est profondément structurant 
pour l’élève et sa réussite scolaire. Il est aussi essentiel pour le 
citoyen et le débat démocratique car il implique rigueur, mise à 
distance, précision. Or au primaire et jusqu’à l’université, le nombre 
d’heures dévolu à l’apprentissage de l’écrit reste insuffisant.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’immobilisme des enseignants 
limite toute possibilité de réforme ?

Je ne crois pas à l’immobilisme des enseignants. Je dirais plutôt qu’ils 
sont déstabilisés parce qu’ils ont le sentiment que tout change tout le 
temps. Et puis, le manque de formation pédagogique se fait cruellement 
sentir : beaucoup se sentent désarmés devant les situations auxquelles 
ils ont à faire face. A cela s’ajoute un manque de reconnaissance 
symbolique, alors que les enquêtes d’opinion montrent, aussi, que les 
enseignants sont beaucoup plus estimés qu’ils ne le croient de la 
population.

La relation avec les familles est aussi pointée du doigt. La famille 
éduque, l’école instruit, disait-on jadis. Le partage des tâches a-t-il 
été bouleversé ?

Ce partage ne fonctionne pas et n’a jamais fonctionné. Le moindre geste 
de chaque enseignant est éducatif, car il est porteur d’une vision de 
l’humain et de la société. Certes, les familles, avec la montée de 
l’individualisme social et de la crise, peuvent être tentées d’entrer 
dans une relation à l’école de « donneur d’ordre ».

Or l’école, en tant qu’institution, ne peut être dans une situation 
d’obéissance aux multiples exigences individuelles. Je regrette que la 
refondation de l’école, qui aurait pu être l’occasion de mettre en avant 
le bien commun éducatif, se soit embourbée dans la question des rythmes 
scolaires, ce qui a obscurci le paysage de manière dommageable, 
entérinant une vision finalement assez consumériste des activités 
culturelles et de l’école.

Vous continuez d’incarner, dans les querelles de l’école, le « camp des 
pédagogues » face aux « républicains ». Peut-on dépasser ce clivage ?

Les médias l’ont un peu dépassé, les enseignants aussi. Pour ma part, je 
n’ai jamais cédé au pédagogisme dont on m’accuse. Je sais parfaitement 
qu’ici ou là, mais bien moins qu’on ne le dit, on peut être tenté 
d’abandonner l’exigence culturelle au profit d’une forme d’animation et 
d’écoute lénifiante.

Mes engagements politiques, depuis 1989, ont pu brouiller mon image. 
Mais Je reste convaincu que les intellectuels, comme tous les citoyens, 
ne peuvent plus se contenter de dénoncer le cumul des mandats, la 
politique politicienne, le carriérisme des hommes politiques… en gardant 
les mains aussi blanches que la blouse de leur laboratoire !

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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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