[Laicite-info] Philippe Meirieu : Des rituels, oui… mais lesquels ?

Denis Lebioda denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Ven 30 Jan 09:44:10 CET 2015


Philippe Meirieu : Des rituels, oui… mais lesquels ?

Publié par : http://www.cafepedagogique.net/
Le : 30/01/15

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Dans le cadre de la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de 
la République », le ministère de l’Éducation nationale demande de « 
rétablir » et de « valoriser » les « rites républicains », de développer 
« la compréhension et la célébration des rites et symboles de la 
République : hymne national, drapeau, devise » ; il demande également 
que « les projets d’école et d’établissement comportent des actions 
relatives à la formation du citoyen et à la promotion de ces valeurs ». 
Ces exigences – qui ne sont, en fait, pas très nouvelles – posent, en 
réalité, plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. À moins – et c’est 
ma crainte –qu’elles ne supposent le problème déjà résolu : on ne 
respecte, en effet, des rituels que lorsqu’on adhère aux principes 
qu’ils incarnent, ou bien parce que l’on craint une sanction, ou encore 
parce que, comme le souligne Eveline Charmeux, « il y a parfois une 
certaine jubilation à manifester les apparences de respect à l’égard de 
ce ou de ceux que l’on méprise » et dont on se moque intérieurement (1). 
Certes, il y a bien une « force d’attraction » de certains rituels qui, 
par l’émotion à laquelle ils appellent, exercent une véritable 
fascination sur les imaginaires et ont une sorte de pouvoir quasiment 
hypnotique sur les individus : mais on ne peut construire notre 
République sur ce type de comportements, au risque de côtoyer la 
manipulation et de basculer vers un fonctionnement gravement 
manipulatoire de notre symbolique républicaine. C’est pourquoi il faut, 
à mon sens, réfléchir sur la notion même de rituels et préciser le rôle 
qu’ils peuvent avoir dans une formation à la citoyenneté qui soit aussi 
– et c’est notre ambition légitime – une éducation à la liberté.

Les rituels ne valent que par ce qu’ils permettent

Les anthropologues nous l’affirment : pas de société humaine sans 
rituels. C’est aux rituels funéraires, en effet, qu’ils font remonter 
l’apparition de ce que nous appelons l’humanité : quand nos ancêtres 
décident d’enterrer et d’honorer leurs morts. Ils interrompent alors 
leur activité pour se « recueillir » sur les dépouilles, s’inscrivant 
simultanément, par ce geste, dans l’espace – où reposent les corps – et 
dans le temps de la généalogie qu’ils célèbrent. C’est ainsi qu’ils 
constituent l’ébauche d’un premier collectif institué autour de valeurs 
communes…

Il n’y a pas de société possible, en effet, sans rituels, pour signifier 
ce qui, précisément, « fait société ». Et pas d’institution sans 
rituels, non plus, pour instituer concrètement « ce qui fait tenir les 
humains ensemble » et les relations qu’on veut promouvoir entre eux. 
Ainsi la justice a-t-elle besoin de rituels, non pas – ou pas seulement 
– pour impressionner les justiciables, mais pour instituer un type de 
prise de parole qui évite de laisser la violence s’imposer et la loi du 
plus fort l’emporter. Le cérémonial judiciaire lui-même, avant même de 
permettre de « rendre justice », doit permettre de se parler de manière 
réfléchie et argumentée. Le pédagogue Janusz Korczak, qui avait 
institué, dans ses orphelinats et ses écoles des « tribunaux d’enfants 
», avec des règles de fonctionnement extrêmement strictes et un « code » 
très rigoureux à examiner dans un ordre précis (2), ne confiait qu’un 
rôle à l’adulte, celui de greffier : rôle essentiel s’il en est puisque 
la figure tutélaire de l’adulte consigne les propos tenus et exige ainsi 
de l’enfant la maîtrise de son expression, une reformulation précise 
jusqu’à ce qu’il dit soit intelligible et partageable, jusqu’à ce qu’une 
trace assumée puisse en être consignée et gardée. On voit bien le 
caractère éminemment formateur d’un tel dispositif. Parce qu’il est au 
service, tout à la fois, de la construction de la pensée et de la 
recherche obstinée d’une alternative au rapport de forces…

Pas de société et pas d’institution, donc, sans rituels qui témoignent 
de leurs valeurs, expriment les principes qui permettent de les incarner 
et soutiennent les efforts des personnes pour s’y « faire société » 
ensemble. Et, donc, pas d’éducation et d’enseignement sans rituels.

L’enfant, en effet, a besoin de rituels structurants : il a besoin que 
l’on identifie les espaces dédiés et les temps consacrés à chaque 
activité, non pour le brimer, mais, pour, au contraire, lui permettre de 
s’y adonner en toute sécurité. Il a besoin que l’on identifie et sépare 
clairement les lieux : la chambre des parents et la sienne, les pièces 
destinées aux échanges et celles réservées à l’intimité, les cadres où 
l’on peut jouer - voire casser - parce que l’activité y est réversible 
et ceux où l’on doit veiller à ne brutaliser ni les objets ni les 
personnes, parce que, là, on ne peut pas revenir en arrière ni abolir 
magiquement le mal que l’on a fait, etc. L’enfant a besoin qu’on sache 
scander le temps et marquer les césures entre les moments où il peut se 
livrer à des activités librement choisies et ceux où il convient qu’il 
s’inscrive dans un collectif qui, tout à la fois, lui donne une place et 
le protège. Et, bien sûr, l’enfant a besoin que ces rituels soient 
assortis d’une symbolique qui permette d’identifier clairement les 
frontières, de marquer précisément les étapes. C’est ainsi que l’enfant 
apprend à s’inscrire dans le monde, à développer sa liberté dans une 
collectivité.

De même, il n’est pas d’enseignement sans rituels : enseigner suppose 
que des espaces et des temps soient clairement dévolus à 
l’apprentissage. Plus encore, cela suppose que l’on mette en place des 
dispositifs spatio-temporels, des règles de fonctionnement fermes et 
lisibles qui suscitent la posture mentale requise par le type 
d’apprentissage visé. Célestin Freinet ne disait pas autre chose quand 
il prônait le « matérialisme pédagogique » : organisez l’école et la 
classe, le mobilier et le matériel, la décoration et les ressources, les 
consignes et les règles présidant aussi bien à la prise de parole qu’aux 
déplacements… en fonction de ce que vous voulez faire apprendre aux 
enfants !

Voilà qui devrait nous exonérer de l’éloge traditionnel des rituels 
anciens qui nous sont parfois présentés, avec une nostalgie larmoyante, 
comme « la » solution à tous nos problèmes ! D’autant plus si l’on ne 
réfléchit pas aux conditions de leur mise en œuvre ! Ainsi faudrait-il – 
entend-on parfois – mettre en place une « discipline de fer » pour 
imposer le silence dans les rangs et la mise au travail dans les 
classes. Oui, peut-être… mais comment ? En excluant ceux et celles qui 
ne se soumettent pas et, donc, en les privant de ce à quoi on a la 
charge de les former ? Qu’on me permette ici un exemple et un souvenir 
personnel : enseignant de lettres-histoire en lycée professionnel, 
j’avais, comme tous mes collègues, de grandes difficultés pour faire 
entrer calmement mes élèves en classe et construire le collectif de 
travail. À chaque intercours, je voyais se précipiter une horde 
d’adolescents qui se bousculaient et bousculaient le mobilier dans un 
brouhaha infernal, s’installaient sans quitter leurs manteaux et se 
mettaient à discuter, voire à s’activer à tout autre chose que le cours 
que je tentais de présenter en m’époumonant en vain ! Je décidai de 
mettre alors en place un rituel assez contraignant, aussi bien pour les 
élèves que pour moi : avant chaque heure de cours, j’inscrivais une 
courte citation littéraire au tableau ; je me tenais ensuite à la porte 
et ne faisais rentrer les élèves qu’un à un, en les saluant et en leur 
demandant de s’installer, de sortir leur « carnet de citations » et d’y 
noter celle qui leur était présentée. J’exigeais d’eux ensuite, pendant 
cinq minutes  silencieuses, qu’ils apprennent par cœur la citation 
inscrite… Et le mois suivant, je confiais aux élèves eux-mêmes, chacun à 
leur tour, le soin de choisir une citation et de venir l’inscrire au 
tableau avant l’arrivée de leurs camarades… Contre toute attente, ce qui 
m’apparaissait presqu’impossible se mit à fonctionner assez vite et fort 
bien. Non que j’eus trouvé « la solution miracle », mais parce que ce 
rituel étais, je crois, simultanément, une manière de réguler l’entrée 
dans la salle et de fixer l’attention de manière collective, de donner 
un signal sur ce qui était attendu de chacune et de chacun, tout en 
faisant découvrir le plaisir de mémoriser quelques belles formules aux 
élèves (qui, au passage, enrichissaient leur vocabulaire, leur syntaxe 
et leurs références culturelles). (3)

Que retenir de ce trop bref développement ? Que les rituels sont 
fondamentaux dans l’éducation, mais qu’ils ne valent que pour ce qu’ils 
autorisent. Et pour ce à quoi ils permettent d’accéder : la réflexion et 
la pensée, l’inscription dans un collectif solidaire qui brise la 
juxtaposition des individualismes, qui permet de suspendre la réaction 
pulsionnelle et de découvrir que ce à quoi l’on renonce ainsi est bien 
peu de choses au regard de ce à quoi l’on accède : la reconnaissance de 
l’appartenance, la certitude d’avoir une place et d’être protégé, la 
garantie de pouvoir y développer sa liberté.

Inventer des rituels éducatifs pour aujourd’hui

La « refondation » de l’École, comme la promotion de ses valeurs et de 
sa devise en actes, imposent donc bien un travail sur des rituels 
éducatifs formateurs. Mais il me paraît un peu court de limiter celui-ci 
à la restauration de quelques manifestations isolées autour de nos 
symboles républicains. Ces manifestations elles-mêmes ne seront 
porteuses de sens que si elles s’inscrivent dans une École « 
réinstitutionnalisée », autour de principes clairs et de rituels 
quotidiens, tout à la fois structurants et signifiants… Qu’on me 
permette ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de tracer quelques pistes.

Il faut d’abord, me semble-t-il, poursuivre l’effort engagé déjà, ici ou 
là, pour mettre en place des rituels politiques forts : la remise de la 
carte d’électeur – pour autant qu’elle fait l’objet, en amont, d’une 
préparation sérieuse – pourrait être systématisée, avec, à cette 
occasion, des témoignages d’anciens, voire un système de parrainage 
systématique, et, bien évidemment, l’invitation de classes primaires et 
secondaires qui pourraient vivre là une utile leçon d’instruction civique.

Dans les écoles et les établissements scolaires, l’urgence est, à mes 
yeux, la mise en place de rituels de structuration du collectif. 
L’École, en effet – telle que notre République la promeut –, ne peut 
être fondée sur le sentiment d’appartenance communautaire ; tout au 
contraire, elle s’oppose au repli clanique et fait le pari que, non 
seulement, tous les enfants peuvent apprendre, mais aussi qu’ils peuvent 
« apprendre ensemble », en dépit – et, si possible, en raison  – de 
leurs différences d’origines et de sensibilités. Or, si la communauté « 
tient » en quelque sorte toute seule, puisqu’elle est portée par les 
forces centripètes de l’adhésion préalable et de l’affectivité 
réciproque, le collectif doit être construit, pied à pied, obstinément. 
Il faut, pour cela, évidemment, rompre avec l’anonymat et la 
parcellisation qui gangrènent nombre de nos collèges et lycées ; il faut 
des groupes à taille humaine gérés par des équipes pédagogiques qui 
connaissent et accompagnent ensemble tous les élèves ; il faut faire 
exister physiquement et symboliquement ces groupes par des rencontres 
régulières entre tous les élèves et tous les adultes qui les encadrent, 
par des projets collectifs où chacune et chacun peut avoir une place, 
par des engagements valorisés où le collectif se donne à voir dans sa 
diversité et sa cohérence à la fois, à l’image de la République que nous 
voulons. Bref, il faut sortir l’institution scolaire du paradigme de la 
« gestion des flux » pour la faire entrer dans celui de la construction 
de véritables « collectifs apprenants ».

Pour accompagner ce mouvement, on doit aussi – et de nombreuses voix se 
lèvent aujourd’hui pour en rappeler l’importance (4) – développer les 
rituels portés par les activités artistiques. Le théâtre, la danse, les 
arts du cirque, la musique ou les arts plastiques, permettent, en effet, 
de découvrir le caractère essentiel de la scansion du temps, de la 
focalisation de l’attention, comme ils ouvrent la voie à un 
apprentissage fondamental pour la formation du citoyen : le passage de 
la gesticulation au geste, du borborygme à la parole, par la 
construction de l’intentionnalité. Mais la pratique du sport peut 
également être très formatrice, dès lors, qu’elle intègre la question de 
la structuration d’un « espace hors menace », la métabolisation de 
l’agressivité grâce à des règles qui, tout à la fois, protègent 
l’intégrité de chacun et permettent à tous de « jouer » avec les autres 
: les arts martiaux représentent, sans aucun doute, parmi d’autres 
sports, une belle école de la maîtrise de soi et du respect d’autrui, 
pour peu, bien évidemment, qu’ils soient accompagnés d’une réflexion sur 
les valeurs qui les animent.

Car la pierre de touche, la matrice du rituel éducatif républicain est 
là : dans la pratique de ce que les pédagogues nomment « le conseil », 
dans ce qu’ils ont développé autour des « ateliers philo » comme des « 
heures de vie de classe ». Bien loin des caricatures qui en sont faites 
et qui présentent parfois ces dispositifs comme d’aimables bavardages, 
c’est la mise en œuvre du « sursis à l’acte », fondateur pour « 
apprendre à penser », et de la construction de projets, essentielle pour 
que chacun accède à une responsabilité au sein d’un ensemble solidaire. 
Pour que chacun ait une place : car – nous le savons bien et l’observons 
tous les jours  –, ce sont ceux à qui l’on n’a pas donné de place qui 
veulent prendre toute la place et font voler en éclats bien des 
intentions générales et généreuses ! Comme l’a superbement expliqué 
Francis Imbert, c’est dans ces rituels de construction du collectif que 
« la voix se détache du cri », que « l’enfant hors-la-loi se libère du 
masque qui le brûle (…) parce qu’il dispose d’un lieu d’interpellation – 
d’appel et de partage de paroles – et peut, à la différence de Narcisse, 
se séparer des images dans lesquelles il se pétrifiait et se consumait » 
(5).

Évidemment, la mise en place de tels « rituels de construction du 
collectif » requiert des conditions pédagogiques rigoureuses : 
régularité, effectivité sur la longue durée, préparation minutieuse, 
organisation matérielle facilitante, mise en place de rôles aux 
fonctions définies (occupés de manière tournante), protocole strict de 
prise parole, présence d’une mémoire collective écrite qui sert de lien 
et de référence, engagement d’un enseignant qui n’hésite pas à prendre 
ses responsabilités quand le dispositif dérape ou qu’une menace 
apparaît… (6). Ce n’est pas simple, mais sans cela, je crains que les 
appels à la vertu citoyenne – aussi pathétiques soient-ils – ne restent 
lettre morte !

Mobilisons nous donc, à l’École, pour les valeurs de la République : « 
Liberté – Égalité – Fraternité ». Assumons sereinement la nécessité de 
construire des rituels forts et formateurs. Avec la part inévitable de 
contraintes qu’ils comportent. Mais avec, en ligne de mire, ce principe 
pédagogique fondateur : « Les belles contraintes sont celles qui 
permettent l’émergence de la pensée et de la liberté ».

Philippe Meirieu

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Les chroniques de Philippe Meirieu

 > http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/Meirieu_chroniques.aspx


Notes

(1)       Voir la chronique d’Eveline Charmeux sur son blog : «  Sur des 
obligations et des menaces de sanction, on ne peut rien construire » : 
http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2015/01/24/258-sur-des-obligations-et-des-menaces-on-ne-peut-rien-construire

(2)       Voir sur le site de l’Association française Janusz Korczak : 
http://korczak.fr/m2enfants/tribunal/code-tribunal-korczak1.html

(3)       Sur les rituels de construction de l’attention, voir mon 
article : « A l’école, offrir du temps pour la pensée » : 
http://www.meirieu.com/ARTICLES/esprit-attention.pdf

(4)       Voir le site du Collectif pour l’éducation artistique et 
culturelle, « Pour l’éducation, par l’art » : 
http://www.educationparlart.com

(5)       Voir Francis Imbert, Médiations, institutions et loi dans la 
classe, Paris, ESF éditeur, 1994.

(6)       Voir, sur ces question, mon ouvrage Frankenstein pédagogue, 
Paris, ESF, 1996, en particulier, pages 110 et suivantes : 
http://www.meirieu.com/LIVRES/li_fp.htm




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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
Mel : denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
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