[Laicite-info] Pierre Merle : La fausse laïcité à la française
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 2 Juin 07:30:31 CEST 2015
Pierre Merle : La fausse laïcité à la française
Publié par : http://www.cafepedagogique.net
Le : 02/06/15
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"La France, pays des droits de l'Homme, a une législation d'exception :
la laïcité scolaire se construit contre la liberté". Le sociologue
Pierre Merle analyse le glissement législatif opéré en 2004. Il le
confronte aux accords internationaux de la France et aux textes
fondateurs de sa démocratie : déclaration des droits de l'Homme,
constitution. En négation avec ces fondamentaux, " les grands principes
juridiques, nationaux et internationaux, sont progressivement oubliés,
l'ignorance préférée à la connaissance". Pierre Merle interroge : "D'où
peut naître une ère nouvelle si ce n'est en s'inspirant des exemples
réussis de laïcité scolaire et en respectant les textes juridiques
fondateurs des démocraties et de la République ?"
Le modèle de la laïcité « à la française » connaît une double crise.
D'une part, il n'a pas apporté la paix scolaire attendue dans les
collèges et lycées où les tensions subsistent et où apparaissent de
nouveaux « signes ostensibles » d'appartenance religieuse (les jupes,
noires et longues, font désormais courir le risque de l'exclusion
scolaire…) ; d'autre part, ce modèle, source de polémiques, fait l'objet
de surenchères : interdiction du port du voile dans les universités,
suppression des menus de substitution dans les cantines scolaires et,
plus surprenant encore, une proposition d'interdire l'islam par le maire
de Venelles, ex UMP, désormais membre du parti des Républicains.
De la laïcité de liberté à la laïcité d'exclusion
Pour comprendre les fondements d'une telle crise, il faut - préalable
classique et souvent oublié - trouver une définition de la laïcité
susceptible de faire consensus. L'histoire, la philosophie, la
sociologie, la science politique… sont toutes prêtes à apporter
généreusement leur concours, mais leur lumière présente un intérêt
limité tant les définitions sont pléthoriques, divergentes, et
débouchent trop souvent sur des embrouillaminis stériles. Chaque
discipline fait toutefois référence à la République et à ses valeurs, et
semble oublier, dans le même temps, un des fondements central de la Cité
: la constitution, les textes de loi, la jurisprudence, les traités
internationaux. Que nous apprennent-ils ?
Dans la Constitution de 1958, la laïcité occupe une place cardinale : «
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et
sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les
croyances. » (Art. 1er). Aucun des protagonistes des polémiques sur la
laïcité n'a remis en cause la constitution française. Cette conception
de la laïcité - O miracle ! - est donc consensuelle. Il reste à définir
empiriquement « l'égalité devant la loi » en matière de religion et ce
que signifie « respecter toutes les croyances ».
Les traités internationaux et la jurisprudence apportent des
approfondissements incontournables sur la notion de laïcité scolaire et
sur les liens qu'elle entretient, irréductiblement, avec la liberté de
conscience et la liberté religieuse. En 2004, Bikramijt Singh, lycéen
sikh, a été exclu de son établissement scolaire pour avoir refusé d’ôter
son turban. En 2008, il a saisi le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU
qui, dans un avis daté de novembre 2012, a estimé que l’État français
n’a pas apporté la preuve que le lycéen sanctionné, en n’ôtant pas son
turban, aurait porté atteinte « aux droits et libertés des autres
élèves, ou au bon fonctionnement de son établissement ».
Le Comité a estimé aussi que son renvoi de l’école publique « a
constitué une punition disproportionnée, qui a eu de graves effets sur
l’éducation à laquelle il aurait dû avoir droit en France ». L’ONU
indiquait aussi que l’exclusion de Bikramijt Singh constituait une
violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
dont la France est signataire. Le droit international valide une
conception de la laïcité scolaire qui, conformément à la constitution
française, respecte les signes ostensibles de religiosité, c'est-à-dire
les autorise plutôt que de les proscrire. Paradoxalement, dans son
unique article, la loi de 2004 interdit le port des signes ostensibles
d'appartenance religieuse. Le respect de toutes les croyances, central
dans la constitution de 1958, le droit international et sa
jurisprudence, a été remplacé par son contraire : l'interdiction.
La loi de 2004 est contraire aux droits de l'Homme
La loi de 2004 contrevient aussi à la Convention européenne des droits
de l’homme. Celle-ci mentionne que « Toute personne a droit à la liberté
de pensée, de conscience et de religion (…) ainsi que la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou
collectivement, en public ou en privé » (Art. 9). Récemment, en juillet
2014, dans un jugement relatif à l’interdiction en France de la burqa et
du niqab, la Cour européenne des droits de l'homme indiquait « qu’un
État qui s’engage dans un tel processus législatif [de restriction de la
liberté religieuse] prend le risque de contribuer à consolider des
stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager
l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de
promouvoir la tolérance ». La laïcité scolaire « à la française » semble
échapper de moins en moins à cette pente glissante de l'intolérance…
Faut-il aussi rappeler que l'article 9, déjà cité, de la Convention
européenne des droits de l’homme est une reprise, mots à mots, de
l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ces
deux références juridiques majeures ont contribué à une conception
européenne pacifiée de la laïcité. En Allemagne, au Danemark, en
Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Espagne, en Grèce, en Suisse… – cette
liste n’est pas exhaustive –, le port d'un voile par des élèves de
confession musulmane est admis dans les établissements publics.
La France sous une législation d'exception
La France, pays des droits de l'Homme, a une législation d'exception :
la laïcité scolaire se construit contre la liberté. Loin de faire sortir
la religion des écoles, l'interdiction ne fait que l'exacerber et, plus
inquiétant encore, favorise son extension dans les écoles privées
confessionnelles peu soucieuses de laïcité ( )(1). Les élèves sont des
individus dotés d'identités multiples - sociale, ethnique, linguistique,
genrée, religieuse… - et ne seront jamais des clones interchangeables.
Penser que l'école et l'enseignement peuvent faire table rase de la
diversité des cultures et des singularités biographiques constitue une
négation de la richesse de la nation française, un retour mythique et
tragique à nos ancêtres les gaulois…
En France, les grands principes juridiques, nationaux et internationaux,
sont progressivement oubliés, l'ignorance préférée à la connaissance. La
polémique n'a cure des idées. Elle se réduit à des tactiques
politiciennes, des surenchères de branquignols et des calculs électoraux
pathétiques réalisés par ceux-là même, les représentants du Peuple et
les élites politiques, qui devraient s'élever au-dessus de la mêlée.
Dans une France où le mot laïcité est défiguré pour servir d'étendard,
où les leaders politiques substituent le calcul à la pensée, où les
discours de rejet de l'autre l'emportent sur la tolérance, les logiques
d'interdiction et d'exclusion s'alimentent aveuglément de leurs propres
échecs. D'où peut naître une ère nouvelle si ce n'est en s'inspirant des
exemples réussis de laïcité scolaire et en respectant les textes
juridiques fondateurs des démocraties et de la République ?
Pierre Merle, professeur de sociologie,
ESPE de Bretagne et Université Européenne de Bretagne
La laïcité doit-elle être repensée ?
Notes :
1 Pierre Merle, « Faut-il refonder la laïcité scolaire ? », La Vie des
idées, 17 février 2015. URL :
http://www.laviedesidees.fr/Faut-il-refonder-la-laicite-scolaire.html
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Denis Lebioda
Chargé de mission
Ligue de l'enseignement dans les Alpes du Sud
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