[Laicite-info] Une perspective historique sur la laïcité à l’école
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Lun 4 Mai 11:03:02 CEST 2015
Une perspective historique sur la laïcité à l’école
Publié par :
http://www.nonfiction.fr/article-7493-p3-une_perspective_historique_sur_la_laicite_a_lecole.htm
Le : samedi 02 mai 2015
Auteur : Jonathan LOULI
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* Histoire de l'école laïque en France
* Jean-Marie Gillig
* Éditeur : L'Harmattan
* 236 pages / 24,50 € sur
Résumé : Jean-Marie Gillig étudie le processus sinueux de constitution
d’une école républicaine laïque du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours,
les différentes acceptions des enseignements de morale qui se sont
succédé, avec la concurrence des établissements privés et confessionnels.
Depuis un certain temps, la notion de laïcité est le terrain de débats
passionnés entre les tenants de conceptions diverses, voire
antagoniques, de ce principe. A la suite des attentats de janvier 2015
en France, nombre d’acteurs politiques, médiatiques ou institutionnels
ont assimilé les réactions ou provocations d’élèves à des atteintes à la
culture républicaine française. Les annonces gouvernementales n’ont pas
tardé, incitant tout un chacun à se pencher très concrètement sur les
questions de laïcité à l’école. Dans un tel contexte émotionnel, de
tensions, et d’« emballement médiatique » ), il peut alors être bon de
prendre du recul plutôt que des positions arrêtées, et à ce titre, un
détour par l’histoire s’avère hautement instructif.
Courant 2014 (avant donc les polémiques faisant suite aux évènements de
début 2015), Jean-Marie Gillig, ancien instituteur et inspecteur de
l’Éducation Nationale, désormais docteur en sciences de l’éducation et
président d’associations , s’est penché sur ces questions en publiant
un ouvrage très riche sur la difficile constitution d’une école laïque
en France. Une grande partie de l’ouvrage retrace, dans une perspective
chronologique et historique, les débats intellectuels et politiques qui
produisent l’évolution de la législation sur les écoles publiques et
privées, du XVIIIème siècle à nos jours. Un chapitre est dédié à la
question de l’enseignement d’une morale laïque et les diverses
acceptions qui ont pu lui être conférées. Un autre chapitre situé hors
de la chronologie se centre spécifiquement sur ceux que l’on appelle
parfois les « hussards noirs de la République », c’est-à-dire les
instituteurs de la IIIe République.
L’œuvre précaire de la Révolution française
C’est au XVIIIème siècle que commence à cheminer l’idée d’une
instruction publique émancipée de la tutelle cléricale. Hormis des
textes et revendications intellectuelles, c’est notamment dans les
cahiers de doléances de 1789, et plus spécifiquement ceux du Tiers État,
que la demande est explicitement adressée aux autorités. Il faut
cependant attendre les premières années de la Révolution pour que les
parlementaires prennent en charge cette question et imaginent divers
projets, comme par exemple celui de Condorcet, présenté dans un rapport
en 1792, qui « voit dans l’instruction publique le véritable moteur du
progrès de l’humanité et de la République » .
Faute de recueillir l’unanimité des parlementaires, et sous la pression
et la gravité des évènements de la période révolutionnaire, aucun des
projets étudiés n’entrera en application. La situation des écoles
publiques demeure très critique jusqu’en 1833, date de promulgation de
la loi Guizot, qui augmente le nombre d’écoles, renforce le statut des
instituteurs (sans les émanciper des tutelles), et permet d’engager des
réflexions sur les méthodes pédagogiques.
Mais c’est surtout Falloux, le nouveau ministre nommé par Louis
Bonaparte en 1849 après son élection, qui laissera durablement sa marque
: il travaille avec Adolphe Thiers à une loi qui rétablirait l’autorité
de l’Église sur les écoles : « Thiers ne veut ni de la gratuité, ni de
l’obligation scolaire, qu’il considère comme une folie […]
L’enseignement sera profondément religieux à l’école primaire et sa
surveillance accordée au maire, au curé, au pasteur et au rabbin » .
Malgré l’opposition, notamment, des députés Victor Hugo ou Edgar Quinet,
la loi Falloux est adoptée en 1850, et représente un grand coup porté
contre l’idéal scolaire laïc et républicain.
Le camp laïc cependant n’est pas totalement désarmé, comme le montre la
figure de Jean Macé, qui milite dès les années 1860 pour développer
l’éducation populaire et rurale et l’instruction publique (en créant par
exemple des bibliothèques publiques). Avec plusieurs organisations
laïques, ainsi que la Ligue de l’Enseignement qu’il a fondée en 1866,
Macé lance des campagnes nationales et tente de faire basculer l’opinion
en faveur d’une école gratuite, obligatoire et laïque. Le projet semble
en passe d’aboutir avec l’élection d’une majorité républicaine en 1876 à
l’Assemblée Nationale, au grand dam des catholiques intégristes qui
déchaînent leurs campagnes contre l’athéisme et l’école laïque.
L’œuvre de la IIIe République
A partir de la seconde moitié des années 1870, les courants
intellectuels et politiques qui dominent convergent vers un désir de
laïcisation des institutions publiques, et vers une opposition au
conservatisme et au cléricalisme incarnés par le Parti de l’Ordre et
l’Église.
Lorsque Ferry devient ministre en 1879, la voie est ouverte aux
activistes de la laïcisation – notamment Paul Bert – qui déposent
plusieurs projets de réforme de l’école. La stratégie de Ferry consiste
à découper les projets pour les faire adopter progressivement par le
Parlement : la gratuité de l’école est votée en mai 1881 ; parallèlement
s’engagent les discussions parlementaires sur le caractère obligatoire
et/ou laïc de l’école, mais ce second terme fait débat. La droite alliée
à une partie du clergé demande à faire preuve d’un certain pragmatisme,
clamant que la religion catholique est profondément implantée dans
l’histoire et la population françaises et qu’il serait donc aberrant de
vouloir l’écarter totalement de l’école. Ferry, fin stratège et quelque
peu « opportuniste » sur ce point, préfère laisser un flou sur la «
présence de Dieu à l’école », ce qui permet de faire adopter les
caractères obligatoire et laïc de l’école en mars 1882 – bien que le
terme « laïc » n’apparaisse pas dans l’intitulé de la loi.
La suite logique est alors la laïcisation du personnel enseignant, qu’on
commence à discuter en 1882, mais qui finira, après l’ajournement du
projet de loi, par n’être adoptée qu’en 1886, après des débats toujours
aussi houleux, les cléricaux et conservateurs arguant que l’instituteur
ne peut être totalement neutre((Jules Simon, républicain conservateur, «
ne veut de la neutralité ni en religion, ni en politique et continue
d’affirmer qu’un maître ne peut enseigner sans laisser paraître ses
convictions », et cherche, dans ses discours, à « mettre en garde le
Sénat contre toute velléité de transformer la République, qui est une
idée philosophique, en secte »((p. 73) )). Quoiqu’il en soit, suite aux
législations des années 1880, « la question de l’école laïque était en
grande partie résolue » .
En position de force, les différentes composantes du camp laïc (plus ou
moins radicales et anticléricales) partent en « croisade » à partir de
la fin du XIXème siècle contre les survivances du cléricalisme scolaire.
La Ligue de l’Enseignement, qui a à cette époque pour président F.
Buisson, est un des fers de lance de la laïcisation des institutions :
elle parvient à placer la question d’une morale laïque au cœur des
débats intellectuels, réussit en 1904 à obtenir l’interdiction
d’enseigner pour les membres de congrégations religieuses, se lance,
avec d’autres, dans une chasse aux manuels scolaires estimés
insuffisamment laïcs, et aura une forte influence sur les débats et
mobilisations aboutissant à la loi de séparation de l’Église et de
l’État en 1905.
Cette séparation a pour conséquence de rendre le clergé plus autonome,
et celui-ci ne perd pas de temps à engager la « seconde guerre des
manuels scolaires » : les autorités cléricales, à commencer par le
Pape, veulent agiter le petit clergé, les hommes politiques de droite et
les familles contre l’école laïque. L’opposition cléricale et
conservatrice commence à se structurer en associations et fédérations
dans les années 1920 pour affronter le Cartel des Gauches : tracts,
autodafés, manifestations, pétitions, appels à la mobilisation abondent
contre le « laïcisme », terme péjoratif qui commence à se répandre à
cette époque pour désigner un dérivé de la « doctrine de la laïcité » .
Après une ellipse concernant les années 1930, l’auteur de l’ouvrage
s’attarde sur les effets dévastateurs du régime de Vichy sur l’école
publique : reconfessionnalisation partielle, répression des syndicats
d’enseignants, censures de manuels scolaires insuffisamment
nationalistes… En même temps la réglementation vichyste accorde ses
faveurs aux écoles privées, y compris en leur attribuant des fonds
publics. C’est sur ces notes sombres que s’achève le troisième chapitre
du livre, qui est suivi par une pause dans l’approche historique de
Jean-Marie Gillig. Le quatrième chapitre propose en effet de se centrer
sur les enjeux de la morale laïque et de son enseignement.
Avant les lois du mandat Ferry dans les années 1880, éducation morale et
éducation religieuse sont indissociables aux yeux des autorités.
L’éducation à la morale laïque qui doit supplanter l’ancienne commence à
être théorisée notamment par des protestants suisses et des français
exilés à partir des années 1860, parmi lesquels on retrouve F. Buisson,
figure intellectuelle sur laquelle l’auteur centre son analyse, ainsi
que sur certaines autres, toutes tenantes d’un spiritualisme ou religion
« adogmatique ». A partir de la toute fin du XIXème siècle, le
spiritualisme perd de son influence au profit du positivisme, du fait
notamment de l’action d’Émile Durkheim, qui remplace Buisson à la chaire
de Science de l’Éducation à la Sorbonne.
Le parcours de réception et de réédition du manuel scolaire Le Tour de
France par deux enfants à partir de 1877 témoigne de ces changements
dans les doctrines dominantes, qu’illustrent également les différentes
conceptions du rôle de l’instituteur : avec la laïcisation des
enseignements de morale, on en vient à considérer que l’instituteur doit
« faire aimer la morale », et qu’il doit « éduquer » plutôt qu’«
instruire » les élèves . C’est au moment des querelles des manuels
scolaires que ces problématiques se faisaient sentir de façon aigüe,
mais la question de l’enseignement de la morale ne semble avoir jamais
quitté les débats sur les programmes scolaires, et ce jusqu’aux actes
des ministres Luc Chatel ou Vincent Peillon dans les années 2010.
Le rôle et la posture des instituteurs de la IIIe République sont
justement l’objet de l’avant-dernier chapitre du livre. L’auteur
rappelle que l’expression « hussard noir de la République » remonte à
l’écrivain Charles Péguy parlant de son enfance et souhaitant, comme
d’autres – dont Marcel Pagnol – exprimer l’apparence impressionnante des
instituteurs. Ceux-ci, très influencés par la « foi laïque » diffusée
par F. Buisson, susciteront un champ lexical du dévouement et de la «
sainteté laïque », certains observateurs comparant la « carrière
d’éducateur » à un « sacerdoce », une « vocation » qui ne réussit qu’aux
plus « dévoués » .
Conscients d’occuper une tâche « sacrée », les « hussards noirs » ne
sont pas des anticléricaux intransigeants, et leur méfiance à l’égard du
clergé tient plutôt d’une posture défensive. On peut d’ailleurs observer
que leurs conditions de vie dans les internats des centres de formation
de la IIIe République ou dans leur vie quotidienne demeurent assez
précaires, voire austères ou monastiques, avant que la loi n’apporte
progressivement quelques améliorations.
Écoles laïque et privée depuis 1945
Dès la Libération et dans les premières années de l’après-guerre les
débats sur l’école reprennent de plus belle : les cléricaux veulent
consolider l’enseignement privé dans la forme établie par Vichy, et
aimeraient obtenir des financements publics supplémentaires, tout en
refusant de payer des impôts pour l’école publique. Des grèves d’impôts
et manifestations sont organisées par le camp clérical dans plusieurs
villes sans que les premières victoires politiques et législatives du
début des années 1950 n’apportent l’apaisement. La loi Debré en 1959
porte un coup terrible à l’enseignement public en posant une équivalence
des rapports entretenus par les écoles privées et publiques avec l’État,
avec certaines dérogations possibles pour les premières aux lois sur la
laïcité – à quoi s’ajoutent des possibilités de financement public
obtenues en 1951.
Petit à petit le camp laïc, organisé autour du Cartel National d’Action
Laïque ), se rapproche des partis de gauche, obtient des rencontres et
des appuis, et parvient à faire défendre l’idée de la laïcité par le
Programme Commun établi dans les années 1970, ainsi que par le candidat
de la gauche, François Mitterrand. Sous le choc des lois Pompidou (1971)
et Guermeur (1977) notamment, qui favorisent encore plus l’enseignement
privé, le camp laïc place énormément d’espoir dans l’élection de
François Mitterrand en 1981 ; cependant la désillusion sera rapide
lorsque les défenseurs de la laïcité s’apercevront que le gouvernement,
très prudent, cherchait surtout à concilier les partisans et opposants à
la laïcité. En 1984, Jean-Pierre Chevènement s’appuie sur les dernières
lois d’avant Mitterrand et les circonscrit, mais cela demeure
insuffisant pour redorer l’école publique et ramener l’école privée à sa
place : les polémiques sur la laïcisation et le financement de l’école
se poursuivent jusqu’aujourd’hui.
Conclusion
L’auteur conclut ainsi son ouvrage en notant que la tension fondamentale
« entre une laïcité d’abstention ignorant les identités et une laïcité
les reconnaissant » et favorisant le « vivre ensemble » n’est pas
résolue. Le « dialogue » et la réflexion doivent donc se poursuivre,
également au sujet de l’enseignement de la morale. A ce titre, la «
charte de la laïcité à l’école » diffusée à partir de 2013 paraît être
un bon support pour engager des discussions entre professionnels et avec
les élèves, selon Jean-Marie Gillig.
Au final, l’ouvrage s’avère relativement complet et facile d’accès, il
paraît propre à susciter la discussion autour d’une notion qui, force
est de le constater, est devenue polysémique. Visant originellement à
émanciper les citoyens de la tutelle des religions, la laïcité s’est
également chargée d’une dimension de défense des opinions individuelles
et de la liberté de conscience : elle cherchait aussi à faire coexister
une multitude de personnes qui n’avaient pas les mêmes croyances.
Cependant, depuis quelques décennies, la laïcité s’est également chargée
d’une dimension d’exclusion voire de stigmatisation de certains publics,
notamment depuis le début des polémiques sur le « foulard islamique » en
1989.
Le fait, néanmoins, que Jean-Marie Gillig ne consacre que deux à trois
pages dans son livre à cette problématique des « signes ostensibles
d’appartenance religieuse » doit nous interpeller à plusieurs niveaux.
D’une part, cette quasi-absence dans le livre d’une question qui
redevient d’une brulante actualité montre que, dans le temps long, le
recentrement presque exclusif sur l’Islam des débats concernant la
laïcité est un épiphénomène qui éclipse finalement toute la richesse des
réflexions et des luttes autour de cette notion depuis le XVIIIe. De ce
point de vue, l’auteur du livre est en cohérence avec sa démarche.
Le lecteur n’a donc pas à regretter que les questions posées par
quelques-unes des pratiques de certains croyants ne soient que très
marginalement explorées dans l’ouvrage : Jean-Marie Gillig soulève ces
questions, mais appelle avant tout à engager une réflexion qui dépasse
le cadre de son ouvrage, suggérant simplement que : « le temps est sans
doute venu où l’enseignement public en France ne peut plus continuer à
s’astreindre à une stricte laïcité d’abstention, au risque de devenir un
milieu aseptisé où la vie n’a plus le droit d’entrer et où la neutralité
tendrait à l’annihilation de toutes les valeurs, sous peine d’une
vacuité morale et culturelle que résume la formule de Jaurès de 1908 : «
il n’y a que le néant qui soit neutre" » .
La « loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de
laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance
religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » pose cependant
question, dans la mesure où elle se trouve être plus pesante pour
certaines pratiques religieuses que pour d’autres. Elle produit donc une
stigmatisation et engendre des stratégies de fuite vers les
établissements confessionnels. En outre, diverses instances (ONU,
Europe, institutions françaises) ont mis en garde la France contre ces
réglementations qui entravent certaines libertés individuelles , jusqu’à
porter ce que certains sont tentés d’appeler un « racisme respectable »
. Pas étonnant alors d’observer avec quelle facilité l’extrême droite
peut manier la notion de laïcité jusqu’à en faire le nom d’un groupement
explicitement islamophobe et « patriote » .
Ces dernières observations nous amènent en revanche, peut-être, et non
sans ironie, à constater un vertigineux retournement des positions
politiques qui, finalement, en dit long sur le sens profond de la notion
de laïcité : ceux qui, dans les mouvances conservatrices ou
réactionnaires actuelles, se revendiquent le plus de la laïcité, en vue
de maitriser et compartimenter nos sociétés multiculturelles au profit
d’une quelque peu mystérieuse « civilisation française » , ne
seraient-ils pas les héritiers intellectuels d’une partie des forces
conservatrices et réactionnaires du XIXème et du début du XXème siècles,
qui, pareillement, au nom d’une histoire nationale et nationaliste
quasi-mythologique, conspuaient la laïcité et ses défenseurs pour leur «
immoralité » et leur « athéisme », comme l’illustre abondamment
l’ouvrage de Jean-Marie Gillig ?.
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Denis Lebioda
Chargé de mission
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