[Laicite-info] « La morale laïque questionnera forcément la société »
Denis Lebioda
denis.lebioda at laligue-alpesdusud.org
Mar 9 Déc 11:03:39 CET 2014
« La morale laïque questionnera forcément la société »
Interview de Jean Baubérot et Guy Coq
Publiée dans le dossier « A-t-on besoin de morale laïque? »
dans /Les Idées en mouvement/ n°204 – décembre 2012
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« La morale laïque questionnera forcément la société »
/*Ni métaphysique, ni imposée et encore moins parfaite, la morale laïque
n’est pas une vieille marotte pour endormir les craintes d’une société
en manque de repères. Pour Guy Coq (1), philosophe, et Jean Baubérot
(2), historien et sociologue, éduquer à l’éthique s’inscrit pleinement
dans le projet sur la refondation de l’école. Et il appartient à tous
les citoyens de fonder cette morale commune.*/
*Vous plaidez tous deux pour un retour de la morale laïque. Pourquoi ?
Quelle en serait votre définition et quelle est son actualité aujourd’hui ?
Jean Baubérot :* Le terme « morale laïque » est l’expression d’une
filiation historique et à ce titre, il me paraît légitime. La création
progressive d’une morale laïque s’est faite au moment de la laïcisation
de l’école publique et plus largement de la société, pour remplacer le
cours de morale religieuse assuré par le clergé. Elle est aussi liée à
l’exode rural et à la nécessité de créer des citoyens libres et
autonomes dans un environnement nouveau, puisque la ville n’était pas ce
lieu de solidarité et de surveillances mutuelles qu’était la campagne.
De ce cours de morale laïque ne reste aujourd’hui que le moment de son
déclin, après la Seconde Guerre mondiale, avec « la petite phrase »… Or
à l’origine, il était beaucoup plus ambitieux notamment sur certains
grands thèmes qu’on peut encore actualiser (réciprocité entre droits et
devoirs, entre liberté et responsabilité, dignité inconditionnelle de
l’être humain, solidarité). On peut donc s’inscrire dans cet héritage en
le renouvelant.
Aujourd’hui comme hier, une société n’est pas une juxtaposition
d’individus. Et si on prend l’optique de la morale laïque, le lien
social entre ces individus n’est pas qu’un lien d’intérêt commun.
L’intérêt commun ipso facto ne fait pas une société pacifiée. Le lien
social a également une dimension éthique, morale. Enfin, une morale
laïque n’est pas une morale concurrente des morales religieuses et
confessionnelles. Elle a pour but d’être partagée par l’ensemble de la
société mais avec du débat. Il ne faut pas que ce soit une morale
totale, imposée par le haut. C’est une morale trouée. Pour résumer :
c’est un réseau de préoccupations morales communes que doivent avoir les
gens qui font société.
*Guy Coq :* La question de la morale laïque est liée à celle de la
République. La séparation de l’école et de l’église prépare
l’instauration de la République com-me un ordre qui n’est plus soumis au
religieux. La morale laïque est donc une partie essentielle de la
laïcité. Les questions sont les suivantes : une société peut-elle se
passer de repères moraux communs ? Est-ce que l’ordre juridique se
suffit à lui-même ? N’y a-t-il pas une sphère intermédiaire ? Premier
constat : le droit lui-même s’effondrerait s’il n’était soutenu par une
certaine obligation morale ; deuxième constat : le parfait légaliste,
celui qui n’agirait qu’en appliquant les lois, serait, pour reprendre
l’expression de Comte-Sponville « un salaud légaliste » (3). En effet,
il n’y a pas de lois qui interdisent l’égoïsme, l’intolérance, le
mépris, la haine… S’imposent ici des enjeux moraux. Troisième point : il
n’y a pas de limite démocratique à la démocratie ; la volonté du peuple
n’a pas de « sur-loi » car c’est encore lui qui changera la Constitution.
Nos sociétés ne sont plus unifiées ni par une religion commune ni par un
pouvoir dur : l’espace commun ne peut se faire qu’à un niveau éthique.
Il ne s’agit pas d’en faire une morale complète car il y a des éléments
de morale commune et de morale personnelle. Mais on peut identifier un
certain nombre de principes. Pourquoi l’appeler morale laïque ? Parce
qu’elle ne découle pas d’une commune conviction religieuse et qu’elle
provient de la société et de la décision des hommes de s’entendre sur
des critères. Il appartient à tous les citoyens de cette morale commune
de la fonder. C’est une fondation plurielle.
*Si c’est aux citoyens de chaque époque de la fonder, la morale laïque
est donc temporaire ? Peut-elle, par ailleurs, cohabiter avec les
morales convictionnelles ?*
*Jean Baubérot :* Oui et non. Je le disais plus tôt : il faut insister
sur l’historicité, surtout dans une époque où on a tendance à chercher
les racines par peur de l’avenir. Qu’est-ce que l’historicité ? Ce sont
les changements amenés par les sociétés françaises dans tous les
domaines, y compris celui de la morale. Aujourd’hui par exemple, on ne
serait pas dans les silences des débuts de la morale laïque de la fin du
XIXe siècle sur le thème des relations entre sexes. C’est pourquoi je
préfère parler de valeurs partagées plutôt que de valeurs communes pour
insister sur le fait qu’elles sont en débat dans leur concrétisation. Le
commun résulte d’un partage et oui, il est temporaire. Il a à
re-questionner. C’est là qu’il peut y avoir une tension entre cette
morale laïque et des morales convictionnelles, qui, elles, estimeront
être fondées sur des absolus anthropologiques.
*Guy Coq :* Il y a derrière les valeurs communes, certaines de portée
universelle, des options anthropologiques, par exemple : l’unité et
l’identité de l’espèce humaine, la liberté comme caractère essentiel de
l’humanité. Ces options anthropologiques émergent dans l’histoire, mais,
à une époque donnée, elles s’imposent comme des repères supérieurs,
quasi universalisables.
*Jean Baubérot :* Je suis d’accord mais j’insisterais sur la manière
dont se concrétise cette référence à l’humanité, et qui amène des
limites. Je ne suis pas contre les limites, mais je dis qu’à chaque
période, c’est à la société de définir les limites qui sont liées à
cette notion d’humanité. Il n’y a pas, une fois pour toutes, un ordre
naturel. La tension est féconde dans une société laïque et démocratique
mais on ne peut pas accepter que certains groupes veuillent imposer à
l’ensemble de la société leur conception de l’ordre naturel. Et ça,
c’est le débat de la laïcité depuis le début de la laïcité ! Il faut
aussi reconnaître que dans une société qui se voulait chrétienne, il y a
aussi eu cette dynamique de changement moral (voir les débats anciens
sur le divorce, la contraception).
*Guy Coq :* Actuellement, en Europe occidentale, on ne voit pas la force
d’imposition possible, même de l’église catholique. Par ailleurs, les
religions peuvent aussi participer, comme les philosophies, à mettre en
place du commun. C’est aussi une forme de laïcité. À une condition :
qu’on ne prétende pas le faire au nom de la foi. Et puis, il faut faire
la part des choses. Il y a tout un champ de la réflexion morale qui
découle de la vie personnelle des gens, où ils ont une grande liberté
d’options. Et il y a un domaine où il faut du commun. Pour que la
société perdure, qu’elle soit le moins injuste possible, elle doit
fonder des références morales. On ne contraint pas l’individu mais il
faut une reconnaissance officielle des fondements de cette société.
Une société n’est pas n’importe quoi. Elle trouve sa cohérence d’une
certaine façon faute de quoi le pluralisme n’est pas le pluriel. Le
pluralisme culturel n’est pas une fin en soi. C’est un état de fait.
Respecter la pluralité des gens oui, mais il faut faire société, une
même société. En résumé : il faut que les gens qui se réclament d’une
différence culturelle acceptent d’assumer des éléments de culture
commune autrement on est dans la fragmentation, la société éclate.
*Si on poursuit votre raisonnement, la morale laïque pourrait remettre
en partie en cause la société ? Cela semble un peu contradictoire
surtout à l’école…*
*Jean Baubérot :* Pas vraiment. Prenons un fait : la société française,
juridiquement, fonctionne selon le principe de l’égalité hommes-femmes.
À partir de là, on peut faire un premier constat qui est que dans
certaines religions, cela ne fonctionne pas ainsi (dans la religion
catholique, une femme ne peut pas être prêtre, sur le mur des
Lamentations, les femmes se battent pour avoir le même espace que les
hommes, à la mosquée, les hommes et les femmes sont séparés, etc.) : la
société accepte donc qu’il y ait des sous-groupes qui fonctionnent
autrement. Deuxième constat : la société fonctionne-t-elle selon le
principe de l’égalité hommes-femmes ? C’est là qu’intervient la remise
en question de la société. Un exemple récent vient illustrer mon
propos : le fait qu’Éric Raoult, le rapporteur sur le voile intégral,
qui se fait le héraut de l’égalité hommes-femmes, soit mis en examen
pour violence conjugale… La morale laïque peut avoir un effet boomerang.
La morale laïque à l’école questionnera forcément l’école et la manière
dont elle fonctionne.
*Guy Coq :* C’est pour cela qu’on ne peut pas accuser le projet de
Vincent Peillon de moralisation. Ici, il s’agit d’apprendre aux gens à
se faire la morale à eux-mêmes et à dégager les enjeux fondamentaux de
valeurs de la société. Dans une société libre, il y a une pluralité de
valeurs contradictoires (celles du publicitaire, du trader). Il y a au
sein même de l’école des contre-valeurs. On n’est pas ici dans le débat
« valeurs ou pas valeurs », on est dans le conflit de valeurs. Et
l’éducation morale doit travailler dans ces conflits.
*Jean Baubérot :* Pourquoi la morale laïque historique est morte ? Parce
que, peut-être, n’a-t-elle pas assez assumé cet effet boomerang. À
l’époque les écoles n’étaient pas mixtes, on enseignait aux filles et
aux garçons la même éducation à la citoyenneté, sans jamais dire aux
filles qu’elles n’étaient pas citoyennes, sans droit de vote. Que se
passait-il alors dans la tête des institutrices ? Avaient-elles
tellement intériorisé cette différence ou avaient-elles une stratégie
plus subtile, ce que je crois, en se disant qu’en enseignant la
citoyenneté, les filles allaient d’elles-mêmes s’apercevoir du problème
? Autre explication de ce déclin de la morale laïque : il y a eu, à
cette époque, une exaltation de la nation et du patriotisme. À partir
des années 30, on se rend compte que la Grande Guerre est une victoire
mais aussi la victoire à la Pyrrhus de la morale laïque. Les officiers
catholiques, qui avaient été à l’école privée et à qui on avait enseigné
qu’une école sans dieu était une école immorale, se sont aperçus que
leurs soldats étaient solidaires, braves avec des qualités morales
incontestables… À la Pyrrhus, car cette jeunesse morale a été formée
pour une guerre qui a fait un million de morts. Une guerre qui a montré
que le progrès technique pouvait aboutir au progrès dans la mort, alors
qu’il y avait, dans la morale laïque, l’idée d’un lien entre progrès
technique et progrès moral. Aujourd’hui, il ne faut plus faire
d’impasse : la morale laïque sera forcément une morale qui questionnera
la société, l’État… Comme le disait Condorcet : « Il faut qu’en aimant
les lois, on sache les juger. » Le fondement actuel, c’est le préambule
de la Constitution et sa réactualisation. La Constitution ne prétend pas
être un fondement métaphysique.
*Quelle est la place de la morale laïque à l’école ?
Guy Coq :* Une morale à l’école doit d’abord avoir comme visée une
culture de la conscience personnelle et de la capacité éthique de chaque
être. Et ce, en toute liberté. Il ne s’agit pas de lui inculquer quelque
morale que ce soit. Le modèle, c’est l’enseignement philosophique où
l’on prétend initier à la méthode philosophique en traversant les
différents argumentaires de manière rationnelle et avec un esprit
critique. C’est effectivement un travail d’éducation puisqu’il s’agit
d’aider à faire naître des personnes autonomes. La morale laïque doit se
transmettre et s’inculquer. Même si c’est une morale que la société
démocratique est censée produire, la société a tout de même besoin que
certains de ses repères soient proposés à l’assentiment des plus jeunes.
S’il n’y a pas de culture éthique, je préfère cette notion à la celle de
morale d’ailleurs, il n’y a pas accession aux valeurs communes.
*Comment cette culture de l’éthique peut-elle prendre forme dans l’école ?*
*Jean Baubérot :* Il ne faut pas opposer l’idée d’activités spécifiques,
que je préfère d’ailleurs à l’idée de cours, et puis celle de la
globalité. Si j’ai bien compris le ministre, il veut réduire de 6 à
5 heures le temps scolaire quotidien et aménager un temps pour des
activités. Dedans, il pourrait y avoir un aspect de réflexivité morale,
dispensé sous différentes formes. Par exemple, il y avait dans les cours
de morale classique du début du XXe siècle, des cours sur la différence
entre la calomnie et la médisance. La possession de la langue et des
outils argumentatifs fait partie de la réflexivité morale. Vu l’ensemble
des messages que l’on reçoit avec la communication de masse, cela me
semble très important. Enquêtes, préparations d’exposés, théâtre,
forums… sont des choses qui peuvent provoquer des discussions entre
élèves et entre élèves et professeurs.
*Guy Coq :* Il y a des parties un peu didactiques qui doivent
s’intégrer, notamment tout ce qui tourne, en effet, autour de
l’apprentissage du vocabulaire : savoir utiliser les mots, les
distinguer, devenir capable d’une argumentation dans le champ de
l’éthique. Avant de penser à faire taire l’autre, il faut le reconnaître
comme un alter égo, lui aussi porteur d’une argumentation. Ce n’est pas
en tuant l’autre qu’on tue ses idées. Le but de l’éducation éthique
n’est pas de résoudre le problème de la violence mais il s’agit de faire
qu’à l’école, qui est le lieu de la réflexion, l’éthique devienne une
forme consciente. Sur le débat sur la bioéthique, donner les
argumentaires des deux écoles qui s’affrontent et accepter d’entendre
les raisons de l’autre, sur des grands sujets qui divisent l’humanité.
La morale laïque ne va pas trancher entre ce qui est bien et ce qui est
juste, mais il y a des impératifs de justice qui affleurent par rapport
aux lois qui existent.
*Jean Baubérot :* Le débat démocratique n’est pas un débat absolu ! La
formation sera extrêmement importante. Le souci : pouvoir montrer qu’il
y a une certaine cohérence interne dans le débat démocratique même si ce
débat n’est pas absolu. Comme le dit Guy Coq, l’école ne va pas trancher
mais engager le débat, en secondaire, sur le mariage homosexuel,
l’adoption… La mission aura à délimiter le périmètre et la progressivité
de ces sujets. Quant à son évaluation, elle ne pourra pas se faire sur
des critères classiques.
*La morale aurait-elle disparu de l’école ? Une école imparfaite
est-elle en mesure de l’inculquer ?
Guy Coq :* Il y en a déjà, pour le meilleur et pour le pire. L’école a
fait beaucoup pour que le racisme recule par exemple. Sans qu’il y ait
de grandes leçons là-dessus, elle accueille à égalité tous les enfants,
quelle que soit leur origine. L’institution a eu un côté vertueux en
elle-même. L’école peut-être porteuse de justice.
*Jean Baubérot :* Si la morale laïque était la seule réforme de l’école,
on pourrait l’accuser de moralisation. Mais c’est cohérent avec un
projet global. Bien sûr, ce sont les 12 travaux d’Hercule mais si on
veut que l’école ne reproduise plus des inégalités, ce qui est le but de
la réforme, il faut faire un pari de l’utopie qui peut réussir. On ne
peut changer les choses que s’il y a du volontarisme. C’est une pièce
essentielle du projet.
*Guy Coq :* Tout à fait. On ne peut pas attendre que les institutions
soient toutes justes pour que les hommes deviennent justes. On ne va pas
supprimer en quelques mois l’échec de ces milliers de jeunes qui sortent
démolis de l’école. Mais même une institution éducative qui n’est pas
parfaite peut être porteuse de choses très positives. Mettre de
l’éducation éthique dans l’école aura pour effet un retour sur la morale
même des agents de l’école qui devront essayer de mettre leur parole en
harmonie avec le message. Oui, il faut faire le pari d’une espérance
possible. Croire en la vertu de l’éducation, c’est aussi un des
fondamentaux de l’idée républicaine en France. Il faut créditer l’école
de la possibilité d’ouvrir à des idéaux, de faire progresser la société.
Les institutions fortes, les « officiels » ont la responsabilité d’un
discours. Quand Vincent Peillon affirme que certaines valeurs sont plus
importantes que d’autres « la connaissance, le dévouement, la solidarité
plutôt que les valeurs de l’argent, de la concurrence et de l’égoïsme »,
c’est courageux. Je reprends ce qu’il dit : « Il faut assumer que
l’école exerce un pouvoir spirituel dans la société. »
*Jean Baubérot :* … En précisant que ce pouvoir spirituel est troué,
qu’il n’est pas global.
Propos recueillis par Ariane Ioannides
1. Guy Coq est spécialiste de la philosophie de l’éducation. Il est
membre de la rédaction de la revue /Esprit/. Il est l’auteur, entre
autres, de /La laïcité, principe universel/, Le Félin, 2005 et de /La
démocratie rend-elle l’éducation populaire ?/, Parole et silence, 2000.
2. Jean Baubérot a été titulaire de la chaire d’Histoire et sociologie
de la laïcité à l’École pratique des hautes études, de sa création
(1991) à 2007. À lire : /La Morale laïque contre l’ordre moral,/ Seuil,
1994 ; /La laïcité falsifiée/, La Découverte, 2012.
3. André Comte-Sponville,/Le capitalisme est-il moral ?/, Albin Michel,
2004.
Interview publiée dans le dossier « A-t-on besoin de morale laïque? »
dans /Les Idées en mouvement/ n°204 – décembre 2012
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